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Le Jardin de Marrès

par Bérénice

Victor Snell

9781465655806
188 pages
Library of Alexandria
Overview
Pensez-vous que j'eusse consenti à être compris de tout le monde? M. M. (Préface d'Un homme vibre.) Comment nous nous retrouvâmes, Marrès et moi, après une séparation de plus de dix ans et quelques jours avant la déclaration de guerre, la chose vaut d'être contée en tête de ces pages. Aussi bien, par les paroles qui en furent l'occasion et par les événements qui la suivirent, a-t-elle pour moi un caractère presque symbolique. Nous étions au 5 juillet. J'ai remarqué que ce mois me fut toujours propice: c'est en juillet que j'avais fait la connaissance de Marrès, alors que je n'étais encore qu'une gosse, et en juillet encore que je l'avais revu à Aigues-Mortes plusieurs années après. Il me semblait ainsi qu'en juillet rien ne pouvait plus m'arriver que d'heureux. —J'ai gardé le culte du mois, aimais-je à lui redire... du mois que je vous ai connu...Il trouvait la phrase amusante et il souriait en ramenant en arrière d'un geste familier la belle mèche noire qu'il avait habituée à tomber sur son front. Donc, cet après-midi de juillet, vers cinq heures, je me trouvais dans le tramway Vincennes-Louvre. J'avais été à Saint-Mandé porter quelque secours à une pauvre femme, mère de sept enfants et dont le mari gagnait quatre francs par jour dans je ne sais quelle usine. Il faisait très chaud et l'air était lourd. Je me souviens que je lisais dans l'Écho de Bordeaux un article admirable de Frédéric Basson sur les cure-dents de Napoléon et sur le Beauharnais, frère de Joséphine. Après avoir reçu mes six sous, le conducteur avait passé au voyageur qui était assis en face de moi, mais un peu sur la droite. Puis, s'adressant au voisin de celui-ci, il avait demandé: —Jusqu'où, monsieur? Alors une voix un peu lasse, mais énergique, répondit:—Jusqu'au bout. Il y avait dans ces simples mots tant de volonté concentrée, et l'accent dont ils étaient marqués était tel que, par un phénomène singulier, ils me parurent avoir une importance formidable, gigantesque, et sous laquelle je me sentis écrasée. A ce «jusqu'au bout», simple réponse à une simple question, les railleurs feindront de s'étonner que quelqu'un n'ait pas répliqué par un «Déjà?» anticipé autant qu'irrévérencieux, et les sceptiques affirmeront qu'il serait bien miraculeux que la prescience me fût venue à cet instant des événements ultérieurs dans lesquels ces mêmes mots devaient revêtir un sens supérieur. Je dédaignerai les railleurs, et je dirai aux sceptiques que je n'eus pas à ce moment l'idée, moi petite, que nous pouvions être à quelques jours de la Grande Secousse. J'avoue au contraire que mes pensées étaient bien loin de la guerre. Mais cette concession faite, ou plutôt cet hommage rendu à la vérité, je n'en maintiens que plus énergiquement mon affirmation: ces mots tout simples m'emplirent d'un trouble inexprimable, d'une émotion confuse, comparable à celle que j'éprouvais à Aigues-Mortes lorsque Maurice me disait: «J'ai soif» ou: «Nous aurons de l'orage.» Ce fut toujours, en effet, une caractéristique des paroles de mon ami d'avoir, outre leur signification immédiate, un sens profond qui subsiste alors qu'elles-mêmes ont passé avec la circonstance qui les a fait naître.