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Le dimanche avec Paul Cézanne

9781465671165
213 pages
Library of Alexandria
Overview
Si j’avais aimé la peinture, en 1901, comme je l’aime aujourd’hui, je crois que j’aurais pu écrire un beau livre sur Paul Cézanne, mais j’étais soldat de deuxième classe à Aix-en-Provence et j’avais vingt ans. Depuis, quelques amis, qui sont au courant de mon intimité avec le vieux maître, m’ont souvent prié de ne pas laisser perdre mes souvenirs. —«Vous avez eu la fortune, me disaient-ils, de vivre pendant plus d’une année avec Cézanne, racontez ce que vous savez, cela intéressera toujours les peintres...» L’autre jour, après un petit article publié dans un journal, à propos d’une décision du Conseil municipal de Marseille qui donnait le nom de Paul Cézanne à l’antique place d’Aubagne, un camarade, que je n’ai pas revu depuis l’époque où nous apprenions ensemble à porter et présenter l’arme en décomposant, depuis le temps où nous faisions dans la même escouade les mêmes gestes rituels et cocasses, m’écrivit. Il avait lu ma chronique et elle l’avait ému. Il se souvenait du vieillard qui m’attendait devant la porte de la caserne de la Charité, à l’heure où les pauvres, comme on dit là-bas, arrivaient pour assister à la distribution de la soupe qu’ils allaient manger sous de très beaux platanes, dans les ustensiles les plus imprévus, des gamelles hors d’usage, des boîtes de conserves, et parfois, dans des poteries paysannes, décorées de verts acides et de rouges vifs qui se vendent peut-être cher aujourd’hui chez certains brocanteurs. Mon compagnon d’armes, qui est instituteur en Provence, m’a décidé. Sa lettre devait contenir le mot simple et décisif qu’on ne m’avait jamais dit. Je me suis assis sur mon divan comme je m’asseyais jadis au bord de mon lit de soldat, et j’ai laissé monter les souvenirs, et il m’a semblé que je songeais à une époque révolue depuis des siècles. Paris, que je venais de quitter, ne connaissait encore que les omnibus à chevaux et les fiacres aujourd’hui disparus et à peu près pareils à ceux du Second Empire. Le général, qui était sans doute ministre de la guerre, avait été fait lieutenant le soir de Rezonville ou de Reischoffen, et nous étions presque semblables aux lignards de Mac-Mahon et de Faidherbe. Il me semble avoir été troupier à l’époque où l’on préparait l’expédition de Crimée, au moment où M. de Bismarck prenait sur lui de falsifier la dépêche d’Ems. Les militaires ne buvaient du vin qu’à l’occasion de la fête nationale ou d’une revue; la soupe et le bœuf étaient quotidiens, et, les jours de gala, un caporal et quatre hommes qui marchaient au pas cadencé allaient chercher en ville le plat au four confié au boulanger. On nous tenait en haleine par de perpétuelles manœuvres en campagne, des alertes et des embarquements de nuit, et l’adjudant qui nous faisait réciter la théorie nous apprenait que c’était avec ses jambes que le soldat français avait gagné toutes les batailles et gagnerait les prochaines. De cet humble gradé au général qui commandait la division, tous nos chefs étaient de cet avis. Ces stratèges, dont les moindres paroles nous paraissaient tirées d’un infaillible évangile guerrier, n’avaient pas prévu les tranchées de 1914.