Title Thumbnail

Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école

9781465668554
213 pages
Library of Alexandria
Overview
Victorin, tu ne nous feras pas le chagrin d’épouser cette fille, dit le père. Les deux hommes s’en venaient de l’aire, où, depuis le lever du soleil, sous les pieds de deux forts chevaux aveuglés d’œillères closes, on avait foulé le blé. Maintenant le père et le fils ramenaient à l’étable les bêtes lourdes de fatigue. Depuis l’aube, le père n’avait pas prononcé dix paroles, et voici que, la matinée finie, — au moment de goûter un peu de repos dans la maison aux volets pleins et entrebâillés, — le paysan disait cela à son fils parce qu’il jugeait que le moment en était enfin venu. Jamais auparavant il n’avait touché ce sujet. Le fils, qui ne fut pas étonné, ne répondit pas. Tous deux marchèrent en silence vers l’étable obscure et fraîche, dont la porte basse, qui encadrait du noir intense, avait un seuil de soleil. Sous l’ombre des grands chapeaux de paille, leur face rasée scintillait de sueur par endroits ; et, aussi, la sueur luisante se voyait suspendue aux rudes soies de leur poitrine velue, dans l’écartement des chemises de couleur. Tous deux avaient des pantalons de grosse toile bise, retenus, malgré la chaleur d’été, par une « taïole » bleu et rouge ; et, à travers les épaisses semelles de leurs souliers cloutés, ils ressentaient l’ardeur de la terre. Ils s’arrêtèrent, à dix pas de la maison, sous l’ombre de quelques vieux mûriers, devant le puits coiffé d’un dôme et clos d’une solide porte, comme une caverne d’Ali-Baba. En ce pays ardent, on enferme l’eau comme un trésor. Victorin ouvrit la petite mais lourde porte grinçante ; il repoussa de la margelle, dans le vide, le seau de bois vermoulu, qui se balança sous la poulie de fer au bout de la chaîne. Avec des crissements joyeux, le seau descendit vers la fraîcheur du fond. Bientôt remonté, il fut vidé dans la conque où nageait une grosse éponge. L’éponge en main, le jeune homme mouilla abondamment les naseaux poussiéreux des deux bêtes. Le père surveillait ce travail, et, quand il le vit terminé, il rentra dans la maison, laissant à son fils le soin de conduire et d’attacher les chevaux dans l’étable, devant les râteliers gorgés de foin. A présent, les deux hommes étaient assis dans la salle obscure, où le jour ne pénétrait que par le léger entrebâillement des volets pleins et de la lourde porte. La pesante table rectangulaire touchait le mur du fond. Aux deux bouts, le père et le fils se faisaient face. La mère les servait. On entendait bourdonner une abeille. Ces gens, à cette heure grave, vivaient en silence, appliqués à leur besogne, qui était, pour les hommes, de se refaire des muscles en mangeant à leur suffisance ; pour la femme, de les aider à réparer leurs forces d’où dépendait la santé de la famille, la stabilité de la maison, l’avenir commun. Ils mangeaient donc silencieusement, et elle les servait sans rien dire. Et tous, sans avoir même à y songer, étaient pénétrés de l’importance de cette minute, — car la famille Bouziane, de l’aïeul, qui somnolait en ce moment dans une chambre au-dessus de leur tête, jusqu’à ce Victorin, son petit-fils, en passant par le père et la mère, tous, tour à tour, avaient été élevés dans le respect de la vie ordonnée et dans l’amour du travail, loin des déclamations du siècle.