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Lèvres closes

Daniel Lesueur

9781465654090
213 pages
Library of Alexandria
Overview
Vers une extrémité de la longue galerie qui, dans cet appartement tout moderne, remplaçait l'antichambre, un domestique disposait la petite table pour prendre le café. Deux tasses seulement, avec la courte cafetière anglaise, et, sur la tablette inférieure, le cabaret à liqueurs, menu chef-d'œuvre de verrerie signé Gallé, que la sobriété des maîtres de la maison rendait inutile lorsqu'ils étaient seuls. Le valet de chambre approcha la bergère préférée de Monsieur et le rocking-chair de Madame, — non pas une de ces disgracieuses balançoires en bois courbé, unique effort en ce genre de l'ébénisterie française, mais un rocking-chair américain en acajou sombre, délicatement sculpté, avec coussins de soie ancienne, dont la solide élégance avait, même au repos, comme une grâce de mouvement, une ondulation de nacelle. Puis l'homme ouvrit un panneau du vitrail, pour qu'à travers la glace sans tain de la vaste baie on eût l'illusion de l'air extérieur, par cet après-midi de décembre, où traînait un peu de soleil rose, diffus, brisé par le moindre obstacle. La température égale du calorifère s'accordait avec cette caresse de clarté, avec ce simulacre de rayons, qui, au dehors, imprégnait la brume froide sans parvenir à la disperser. Là-bas, sur l'espace grisâtre, des cimes d'arbres se dessinaient, noires silhouettes aux attitudes découragées et lointaines. Un coin du parc Monceau se découvrait d'ici, de ce côté de la maison, dont la façade regardait la rue Rembrandt. Et, dans toute la longue galerie, par l'accord des harmonieuses nuances, par la disposition des bibelots disparates, des meubles curieux, — le grand poêle en faïence de Delft, le confessionnal gothique aux adorables sculptures, la châsse florentine en cuivre niellé, les émaux de Limoges, les vases de Satzuma, les tapisseries éteintes, les tableaux de maîtres aux coloris sourds et profonds, — par tout cet ensemble de si sensuelle intelligence, une hauteur de vie humaine s'affirmait. Ce luxe avait une âme. On le sentait combiné pour les besoins du rêve plus que pour l'orgueil des yeux. Quelqu'un vivait là qui devait savoir chercher aux contours de ces belles choses la trace frémissante des mains de l'artiste, et s'émouvoir du tourment sacré qui les avait conçues. Sans doute, quand ce quelqu'un paraissait, un unisson devait se produire, les détails se complétaient, s'expliquaient. Le décor devenait alors un cadre.