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La Mal'aria

Etude Sociale

Henri Rochefort

9781465653802
400 pages
Library of Alexandria
Overview
Le 17 octobre 188., sur les six heures, six heures et demie du soir, on se cognait dur et on s'injuriait ferme au numéro 70 du boulevard de la Chapelle, dans un de ces établissements qu'on appelle bourgeoisement des « mauvaises maisons », comme si les pierres de taille elles-mêmes étaient responsables de la société qu'on y reçoit. Les escabeaux rebondissaient sur le marbre des tables, rivées au parquet de la pièce du rez-de-chaussée, laquelle portait le nom de café et donnait l'idée d'une espèce de bivouac. Des exclamations hurlantes sortaient d'une macédoine de chopes cassées et d'assiettes de choucroute, qui mêlaient leur graisse aux ruisseaux de liquide dégoulinant sur les pantalons des combattants et les jupons des combattantes. De temps à autre, des silhouettes effarées apparaissaient au bas des marches décrépites conduisant aux chambres ou plutôt aux cabanons, qui donnaient l'idée d'une prison cellulaire : quelque chose comme le Mazas de l'amour. Puis, à chaque nouvel éclat de vitres et de culs de bouteilles, ces têtes ébouriffées, ces bustes sans corsets rentraient dans l'ombre de l'escalier en colimaçon, qu'il eût été impossible de qualifier autrement, car jamais escargot ne fut plus visqueux, plus poisseux, plus gélatineux et plus suant que les murs de ce couloir qui sentait à la fois la boue et la transpiration. Au milieu de ce branle-bas, une voix dominait et transperçait toutes les autres : celle d'un gros ara à dos bleu, à ventre jaune et à queue déplumée, qui semblait s'amuser de la scène et répondait aux invectives qui se croisaient dans la fumée des pipes par des obscénités qu'on lui avait apprises. Une seconde voix, aussi criarde, quoique moins éclatante, perforait également l'air, à intervalles réguliers. C'était celle de MlleCoffard, la concessionnaire et la haute directrice de la maison. Calme et maîtresse d'elle-même, comme une femme qui en a vu bien d'autres, elle restait assise dans son comptoir, où elle additionnait la casse, se contentant de répéter presque mécaniquement : — Allons, Paquita! Allons, Camélia! Allons, Cora! le premier soin des ouvrières qui s'engagent dans ces sortes d'ateliers étant de se décorer de prénoms en A qui font généralement partie de la défroque du magasin et qu'on leur attribue en même temps que les vêtements des camarades auxquelles elles succèdent. Chaque prénom représente un « congé », suivi bientôt d'un réengagement. On en connaît qui en ont porté jusqu'à dix-sept.