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La peur

Edmond Haraucourt

9781465652393
213 pages
Library of Alexandria
Overview
Vieil ami, je t'offre ces contes, parce que tu aimais les frissons de la peur, et parce que j'aime dédier mes livres à des morts. Tu n'as plus rien, à cette heure, que le repos, et de ton vivant tu n'as pas eu ce que tu méritais. Le monde t'a peu compris ; il t'a fêté pour son plaisir et non pour ta valeur : quand tu as comparu devant lui, il a applaudi des effets sans discerner les causes et dans son enthousiasme provisoire pour ta voix, ton geste et ton masque, il t'a décerné le renom d'un mime. A te voir, à t'entendre, on a admiré la souplesse d'un talent habile à parodier les cauchemars, alors que l'habileté fut précisément ce qui te manquait le plus ; on t'a pris pour un comédien prodigieux, alors que simplement tu fus un poète naïf qui renouvelait en lui, rien qu'à réciter son poème, les tortures de l'enfantement. On battait des mains, dans ces instants où la magique évocation du verbe ressuscitait sous ton crâne, avec toute leur atrocité première, les spasmes de l'idée qui naît, qui sort et qui crie en venant au monde, comme un enfant de douleur que véritablement elle est! En somme, parce que Rollinat restait poète à toutes les minutes, et intensément poète, on jugea qu'il cessait de l'être pour devenir le colporteur de sa chanson. Peut-être que devant sa tombe et la façon dont il y descendit, on comprendra mieux combien ce fantastique rêveur fut sincère et le fut toujours, puisqu'il mourut de l'être trop. La méprise dont il fut victime est facilement explicable. Avec une candeur d'enfant, avec un besoin inné de sympathie et de confiance, imaginant que la douleur est universelle et prenant toute curiosité pour une communion fraternelle, il se prêtait à quiconque voulait bien regarder en lui : on n'avait qu'à se pencher pour voir, et le jeu de sa vie intérieure se déclanchait automatiquement ; il ne résistait à personne et se livrait à tous ; mais parce qu'il se donnait si aisément on jugea qu'il se produisait, et la torture visible à toute heure apparut comme l'effet d'un art qui débite des imitations. On ne s'est pas contenté de dire qu'il s'imitait lui-même : on l'accusa aussi de copier Baudelaire et Poë. Avec plus de vérité, on pouvait dire simplement qu'il naquit après eux ; avec plus de justice on peut dire qu'il leur ressemblait. Frère cadet de ces aînés, il les aima jusqu'à la vénération, avec une sorte de gratitude, parce qu'en ces deux esprits, identiques au sien, il trouvait la consolation d'une ressemblance, et parce qu'en leur œuvre, parachevée avant la sienne, il pouvait, ainsi qu'en un miroir profond, mirer sa propre angoisse, sans se soumettre aux affres de la dire : en sorte qu'on l'accusa d'être eux, précisément parce qu'il était lui.