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L'infâme

9781465651785
108 pages
Library of Alexandria
Overview
L'hôtel des Gautripon, qui recevait tous les mercredis, était cité comme un des plus vastes et des plus somptueux de l'avenue des Champs-Élysées. Le suisse et le premier palefrenier se partageaient vingt louis par semaine, rien qu'à montrer les écuries et les mangeoires de marbre blanc. On lisait dans le Guide de l'étranger que tel jour, à telle heure, les Anglais pouvaient voir la galerie de tableaux, et notamment l'incomparable Passion d'Albert Dürer. Mme Gautripon allait aux courses en voiture de gala, comme une reine ; elle achetait les chevaux que l'impératrice avait trouvés trop chers. Ses émeraudes jouissaient d'une réputation européenne depuis l'exposition de Londres, où Webster et Samson les avaient étalées dans une vitrine à part, entre deux policemen. Le train de cette maison bourgeoise représentait au bas prix cent mille francs par mois. Un seul détail vous permettra de mesurer la prodigalité gautriponne : les enfants avaient chacun son service et ses équipages ; or l'aîné marchait sur sept ans et le plus jeune était âgé de dix-huit mois. Le monde était témoin de ces magnificences, et le monde parisien, qui sait tout, savait que Gautripon (Jean-Pierre) n'avait pas hérité d'un centime. Ses compagnons d'enfance n'étaient pas morts ; on l'avait vu boursier à la pension Mathey, puis maître d'étude en chapeau râpé, bottes béantes, puis expéditionnaire à dix-huit cents francs. Mme Gautripon, née Pigat, était élève à Saint-Denis, fille d'un vieux capitaine d'infanterie. Son père, honnête Breton de Morlaix, avait laissé le renom d'une droiture et d'une brutalité antiques : dans son ancien régiment, le 62e, on dit encore : « roide comme Pigat. » Mais, comme il n'avait pris aucun Palais d'Été, ce vertueux sauvage n'avait pu donner à sa fille que la dot réglementaire apportée vingt ans plus tôt par sa femme, c'est-à-dire douze cents francs de rente. Les splendeurs de cette maison étaient donc une énigme proposée à la sagacité de Paris. Personne n'avait entendu dire qu'un oncle d'Amérique eût légué ses dollars à l'ancien maître d'étude ou à la belle Émilie, sa femme. Quelques habitués du logis, par acquit de conscience et pour décrotter le pain qu'ils mangeaient, allaient disant : « Gautripon a le génie des affaires, il spécule, tout lui réussit ; » mais aucun agent de change n'avait acheté ou vendu trois francs de rente pour le compte de Gautripon. En revanche, il était notoire que la maison possédait un commensal riche et généreux comme un roi. On le nommait Léon Bréchot ; il avait hérité de tous les millions de son père, Nicolas Bréchot, terrassier, puis contre-maître, puis entrepreneur, et en dernier lieu fournisseur de toutes les grandes compagnies de l'Europe. Cet Auvergnat presque illettré, mais calculateur de première force et doué d'un coup d'œil infaillible, vous livrait des chemins de fer et des canaux sur commande, comme un cordonnier livre une paire de bottes: simple, rond, honnête en affaires, camarade de ses ouvriers jusqu'à les battre, et plus dur au travail que le meilleur d'entre eux. Le travail, qui est le seul roi inamovible depuis un certain temps, peut seul édifier des fortunes royales. Quand le père Bréchot, gros mangeur comme tous ceux qui dépensent leurs forces sans compter, prit son indigestion finale, on évaluait son actif à plus de cinquante millions. Le fait est que personne, pas même lui, n'aurait pu en dresser l'inventaire. Ce gros conquérant de millions était, comme Alexandre, Charlemagne et Bonaparte, mieux organisé pour prendre que pour garder ce qu'il avait pris.