L'Amour impossible: La bague d'Annibal
9781465650764
400 pages
Library of Alexandria
Overview
Un soir, la marquise de Gesvres sortit des Italiens, où elle n’avait fait qu’apparaître, et, contre ses habitudes tardives, rentra presque aussitôt chez elle. Tout le temps qu’elle était restée au spectacle, elle avait, ou n’avait pas, écouté cette musique, amour banal des gens affectés, avec un air passablement ostrogoth, roulée qu’elle était dans un mantelet de velours écarlate doublé de martre zibeline, parure qui lui donnait je ne sais quelle mine royale et barbare, très seyante du reste au genre de beauté qu’elle avait. Elle jeta d’une main impatiente dans la coupe d’opale de la cheminée les pierres verdâtres—deux simples aigues-marines—qu’elle portait à ses oreilles; et, devant la glace qui lui renvoyait sa belle tête, elle n’eut pas le sourire si doux pour elle-même que toutes les femmes volent à leur amant; elle n’essaya pas quelque sournoise minauderie pour le lendemain; elle n’aiguisa pas sur la glace polie une flèche de plus pour son carquois. Il faut lui rendre cette justice: elle était aussi naturelle qu’une femme, qui n’est pas bergère sur le versant des Alpes, peut l’être dans une chambre parfaitement élégante, à trois pas d’un lit de satin. Bérangère de Gesvres avait été une des femmes les plus belles du siècle, et quoiqu’elle eût dépassé l’âge où les femmes sont réputées vieilles dans cet implacable Paris qui pousse chaque chose si vite à sa fin, on comprenait encore, en la regardant, tous les bonheurs et toutes les folies. Elle était de cette race de femmes qui résistent au temps mieux qu’aux hommes, ce qui est pour toutes la meilleure manière d’être invincibles. Comme Mlle Georges, qu’elle n’égalait pas pour la divinité du visage, mais dont elle approchait cependant, elle avait sauvé de l’outrage fatal des années des traits d’une infrangible régularité; seulement, plus heureuse que la grande tragédienne, elle ne voyait point sa noble tête égarée sur un corps monstrueux, le sphinx charmant, sévère, éternel, finissant en hippopotame. Le temps, qui l’avait jaunie comme les marbres exposés à l’air, n’avait point autrement altéré sa forme puissante. Cette forme offrait en Bérangère un tel mélange de mollesse et de grandeur, c’était un hermaphrodisme si bien fondu entre ce qui charme et ce qui impose, entre ce qui subjugue et ce qui enivre, que jamais l’art et ses incomparables fantaisies n’avaient rien produit de pareil. Elle était fort grande, mais l’ampleur des lignes disparaissait dans la grâce de leur courbure, dans la plénitude et l’uberté des contours. Sa tête, soutenue par un cou d’une énergie sculpturale, était couverte de cheveux châtain foncé, tantôt tombant à flots crêpés très clair des deux côtés du visage, coiffure absurde avec un visage comme le sien; tantôt tressés durement le long des joues, ce qui commençait à merveilleusement aller à son genre de physionomie; ou enfin partagés parfois en bandeaux, comme elle les avait ce soir-là, avec une émeraude sur le front, ce qui était sa plus triomphante et sa plus magnifique manière. Le front manquait d’élévation; il n’était pas carré comme celui de Catherine II; mais sous sa forme toute féminine, il y avait dans sa largeur d’une tempe à l’autre une force d’intelligence supérieure. Les sourcils n’étaient pas fort marqués, ni les yeux qu’ils couronnaient fort grands; mais ces sourcils étaient d’une irréprochable netteté, et ces yeux avaient un éclat si profond qu’ils paraissaient immenses à force de lumière, et que plus grands ils eussent semblé durs. Les yeux étaient un trait caractéristique en Mme de Gesvres.