La terre du passé
9781465637963
313 pages
Library of Alexandria
Overview
Il est, aux alentours des vieilles villes bretonnes, des vestiges, des tronçons d'anciennes routes que l'herbe a depuis longtemps envahies, que les pluies ont défoncées par places, mais qui gardent, jusque dans leur détresse, un je ne sais quoi de noble et de majestueux. Une solitude profonde est sur elles. Le promeneur ne s'y hasarde guère. Elles n'ont à lui exhiber que le spectacle de leur abandon, les ronces pendantes qui s'enchevêtrent au-dessus de leurs douves et les houx au feuillage funèbre qui hérissent leurs talus. Beaucoup, à l'origine, furent des voies romaines. Elles ont vu les robes blanches des derniers druides s'enfuir et disparaître au plus épais de leurs forêts profanées. Les dalles qui, de-ci, de-là, les jonchent encore, retentirent sous le pas des légionnaires de César. Puis, aux bruits de la conquête et de la colonisation succéda le silence des ruines. Il n'y eut plus à rôder, parmi les pierres descellées, que le pâtre barbare dont parle l'auteur des Martyrs: «Tandis que ses porcs affamés achevaient de renverser l'ouvrage des maîtres du monde, lui, tranquillement assis sur les débris d'une porte décumane, pressait sous son bras une outre gonflée de vent…» Aujourd'hui, les porchers eux-mêmes ont déserté ces routes. Ils répugneraient à y aventurer leurs troupeaux. Ce sont, disent-ils, des parages frappés d'interdiction pour les vivants: il ne sied pas d'en troubler le mystère. De fait, l'on y peut marcher des heures sans rencontrer personne. C'est tout au plus si, parfois, aux abords d'une bourgade, se montre l'installation d'un cordier, avec son attirail très primitif, la roue criarde qu'un enfant fait mouvoir, les peignes de bois fixés de distance en distance à de grossiers supports. L'homme va et vient, à reculons, toujours battant le même sentier, toujours sifflant le même air monotone, toujours étirant la bourre de chanvre, du même geste éternel. Descendant d'une race méprisée, sorte de paria breton auquel s'attache encore en maint endroit l'épithète de caqueux dont, jadis, furent flétris ses pères, il est demeuré fidèle à leurs habitudes et, quoique l'antique loi d'ostracisme ne pèse plus sur lui, continue d'exercer son industrie à l'écart. Comme tous les travailleurs solitaires dont la profession n'exige qu'un effort machinal, le cordier est proprement un contemplatif. Dépositaire d'une longue tradition qu'il enrichit sans cesse de ses expériences, de ses observations et de ses songeries personnelles, il a la mémoire pleine de souvenirs et l'imagination fertile en rêves. Les vieilles routes à jamais veuves de passants, où il vit relégué comme dans un ghetto, lui sont une perpétuelle matière à «histoires» dont il s'enchante lui-même, s'il n'a pas d'autre auditeur. Que si la fantaisie vous prend de les entendre, n'ayez crainte: il ne se fera point prier. Il n'est pas silencieux par goût, mais par nécessité. Un visiteur lui est une aubaine. Pour peu que vous le «bonjouriez» d'un air affable, dans sa langue, vous obtiendrez de lui tout ce qu'il vous plaira. Et n'espérez pas épuiser sa verve: elle croît à mesure qu'il conte, comme le câble qu'il va déroulant. Par exemple, vous ne pourrez suivre ses récits qu'à la condition de faire avec lui les cent pas. De ce que ses lèvres se dérouillent, ce n'est pas une raison pour que ses mains chôment. Le cordier n'est point un parleur oisif: il faut que la besogne aille son train. Mais cela même n'est pas banal, cette façon rustique de péripatétiser.