Title Thumbnail

Les Femmes de Proie. Mademoiselle Cachemire

9781465561428
pages
Library of Alexandria
Overview
A JULES LEVALLOIS Voilà plusieurs jours déjà que je suis à Florence. C'est loin de Paris, mon ami! Il n'y a pas seulement les Alpes et les Apennins entre les boulevards et les Cascine, il y a un monde. Monde d'idées, monde de faits. Tout s'agite ici; là-bas, dirait-on, tout est calme. J'entends passer sous mes fenêtres des chants de joie, des hymnes de guerre. Le mot de liberté traverse l'air du matin au soir, et c'est le premier nom qui m'éveille. Ah! ce n'est plus la Femme à barbe! Ces Italiens sont en retard. Ils vont se battre, paraît-il, ils partent. Je vois passer les volontaires avec leurs sœurs qui pleurent et leurs pauvres mères qui ont les yeux rouges. Ils marquent le pas, ne disent rien, mais ils savent où ils vont. On pourra les vaincre—la guerre a ses destins—mais ils sauront mourir. Ce sont là d'étranges spectacles et je n'y suis pas habitué. Quelle antithèse! Et—pour la première fois peut-être—en voyage je ne regrette point Paris. C'est à lui pourtant que je pense et c'est lui que j'ai voulu peindre—une de ses mille faces tout au moins—dans un livre que je suis heureux de vous dédier et que je souhaiterais plus digne de vous. Paris? Il est là-bas, avec ses tournoiements, ses mugissements, sa perpétuelle agitation, sa fièvre éternelle. Il va et vient, s'agite, se démène, vit à grands guides, rit à grosse voix, s'excite, s'irrite, s'éperonne et s'époumonne. Il y a, dirait-on, un peu de tétanos dans son cas. Je le vois ainsi, du moins, épileptique et fou, et c'est de la sorte que je l'ai présenté. L'image ne séduira pas tout le monde. Il est évident qu'un pastel est plus aimable et beaucoup plus poli qu'un miroir. Mais je réponds de la plupart des traits. Qui sait? Vous m'accuserez peut-être, mon cher ami, d'avoir à plaisir broyé le bitume et poussé au noir, vous qui regardez les choses de loin et qui de Paris ne voyez plus que l'immense figure, couchée là-bas, sous le vaste ciel, toute de marbre, dirait-on, éclatante et fière, blanche par les jours de soleil. C'est de Montretout que vous contemplez le spectacle. Les cris de forcenés lorsqu'il vous parviennent à Saint-Cloud ont eu le temps de s'adoucir; l'âcre senteur de boudoirs et d'usines, de restaurants et d'écuries, s'est saturée des parfums sains des arbres, de l'eau, de la terre retournée. Puis, à deux pas, la forêt vous console. Vous avez vos livres et vos fourmis, Goëthe qui vous parle de la nature et la nature qui vous parle de tout. Vous avez bien le temps quand frissonnent les marronniers, quand les feuilles s'ouvrent au printemps ou se dorent à l'automne, quand l'herbe vous tend ses tapis et le bon livre ses pages fraîches, vous avez bien le temps d'écouter le récit de la ruelle, le scandale qui court, ou le boursier qui vole!—Ou si vous le faites, ô philosophe, c'est pour en rire. Mais on ne peut pas toujours rire. Voilà pourquoi j'ai écrit ce livre—moral, vous le verrez, de la morale brûlante—et malheureusement encore actuel. Il fait bien pourtant de se presser, car un temps viendra—qui n'est pas loin, je l'espère—où il ne sera plus possible. Il arrivera une heure où le roman, où le drame—sur lesquels elle règne depuis quinze ans—n'appartiendront plus à la femme de proie. Celui qui croirait alors écrire une œuvre d'art sur ce sujet ne composerait plus qu'une façon de mémoire historique. La saison sera finie parce que la femme de proie sera vaincue. On s'en occupe déjà beaucoup moins, ce me semble. Il faut à nos appétits une autre nourriture, d'autres inspirations à nos écrivains.—Il est temps de remplacer cette matière par un idéal