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Angelinette

9781465684851
213 pages
Library of Alexandria
Overview
La tête appuyée contre la poitrine de l’homme, la figure levée vers lui, d’une pâleur bleutée, de grands cercles autour des yeux fermés, le haut chignon blond filasse orné de peignes et d’épingles d’écaille blonde incrustés de pierreries, elle était entraînée dans les lourds bras du matelot danois, en une valse tournoyée que soufflait un orchestrion mécanique. De temps en temps le matelot se penchait et baisait la figure décolorée, qui alors ouvrait des yeux pervenche pâle. Ses pieds touchaient à peine terre ; lui, le matelot, faisait toute la besogne ; ses énormes pieds chaussés de jaune exécutaient consciencieusement les pas : son fardeau ne lui pesait guère. Quand la danse fut finie, il la souleva tout à fait et la porta à leur table, où les verres d’alcool, à moitié vidés, les attendaient. — Là, tu danses comme un ange : on ne te sent pas. — J’aime la danse et, appuyée contre toi, ça va tout seul. Elle se glissa sur les genoux de l’homme et, un bras autour de son cou, elle lui murmura de douces ordures dans la figure. Elle était menue, fragile, flexible ; elle ignorait le dégoût de l’homme ; elle préférait les grands, parce qu’elle pouvait s’appuyer contre eux en dansant et se faire porter ; les petits l’agaçaient, elle n’y trouvait aucun refuge, et sa fatigue était harassante. Au lit, elle se laissait manier et la flexibilité nerveuse de son corps insensible à la volupté se pliait et s’incrustait contre l’homme, de manière que tous en étaient dupes et la croyaient douée pour le plaisir. Il n’y avait que l’alcool qui lui répugnait, elle le buvait en frissonnant ; mais il ne l’enivrait pas, il la rendait plus pâle et plus creusée, et d’un abandon plus pliant. Elle portait des bas invisibles, des souliers de peau blanche à hauts talons, une robe jusqu’aux genoux en mousseline blanche, le corsage kimono décolleté, les manches au dessus des coudes, une ceinture de satin mauve : toilette de petite fille, d’un rare goût pour l’endroit. Le patron avait fini par la laisser faire : n’importe sous quel attifement, elle était sa meilleure pensionnaire. Sa grand’mère avait été la première pensionnaire, quand la maison avait été fondée, il y avait quarante ans, par le grand père du patron actuel ; elle y était entrée en sortant de la Maternité, avec son enfant sur les bras. La petite y avait grandi ; sa mère l’avait laissé aller à l’école jusqu’à quinze ans. Elle n’avait jamais voulu faire le métier dans la maison et, au sortir de l’école, elle était partie avec un pilote qui l’avait mise en chambre, pour l’y abandonner au bout de deux ans. Cependant La ville de Stockholm restait sa maison d’origine ; mais il fallait que sa mère l’entretînt entre deux lâchages et elle décampait dès qu’un homme voulait l’emmener. Elle eut Angelinette d’un fils de famille tombé dans la basse crapule, puis disparut avec un capitaine de navire, après avoir confié l’enfant à sa mère, pour quelques heures, avait elle dit. La grand’mère garda la petite Angelinette. Elle avait de l’argent : le bruit courait qu’elle vidait les poches des matelots quand elle les avait enivrés et que cet argent là, elle l’avait toujours placé. Maintenant elle ne travaillait plus que les jours de grande presse, quand ça manquait de femmes et que toute la clientèle, entraînée en une bordée inconsciente, ne se rendait plus compte de la marchandise qu’on lui fournissait. Pour ne pas devoir quitter, elle avait placé de l’argent dans la maison. Elle était encore nourrie et se rendait utile aux femmes et au patron, qui lui confiait l’établissement quand il allait faire du canotage ou des excursions à la campagne avec l’une ou l’autre donzelle qui n’était pas du quartier, car, chez soi, il faut de la tenue si l’on veut se faire obéir. Ce principe, son père le lui avait inculqué et il en avait compris l’efficacité.