L'apparition
9781465682666
213 pages
Library of Alexandria
Overview
Laurent Carmin entr’ouvrit la porte de la salle à manger et vit sa mère en discussion avec un de ses fermiers. Maître Casimir voulait des réparations locatives. Mᵐᵉ Carmin répondait qu’il n’y avait pas urgence. Laurent referma la porte. De telles démarches se renouvelaient, au château, de la part des herbagers; mais ils repartaient presque toujours sans obtenir satisfaction, car Mᵐᵉ Carmin était Normande comme eux, et bien plus forte qu’eux. On l’admire pour cela dans le pays, et aussi pour ses biens, qui sont nombreux, espacés les uns des autres, des grands et des petits, fermes et manoirs, pressoirs, herbages et bois-taillis. —A qui cela appartient-il? Réponse presque toujours la même:—Est à Mâme Carmin. Il y a de ces marquises de Carabas en Normandie, car les traditions de l’ancien temps n’y ont guère souffert du renversement des rois. Le château, ancien et restauré, noble et charmant, s’entourait d’un parc mal entretenu par économie. L’église du village, située presque dans ce parc, avait l’air d’une dépendance. Il était, au milieu de la grande pelouse, une pièce d’eau sur laquelle naviguaient deux cygnes. Un saule pleureur se mirait. Allées profondes, fourrés épais, clairières, une étendue qui semblait n’avoir de limites que les horizons bleus et mauves, venait s’achever au pied du perron, quatre marches et leur belle rampe de pierre. Et tout cela, qui écrasait l’humble village, c’était bien la seigneurie d’autrefois, orgueilleuse, isolée au milieu de champs à l’infini, très loin des villes. Au-dedans, un meuble disparate faisait se côtoyer la camelote moderne avec de précieuses choses. Le grand salon montrait des housses, un lustre de cristal, une pendule Restauration sous globe, des stores de soie bouillonnés, quelques portraits de famille. Le feu de bois de l’immense cheminée y répandait un charme en hiver; la lumière verte des arbres y jetait, l’été, sa mélancolie campagnarde. En bas, il y avait encore, trop grande, claire, la cuisine et sa dinanderie du vieux temps, la salle à manger brune et sombre, tapissée de verdures admirables, la salle d’étude avec son tableau noir, la salle de billard toujours fermée, un petit salon et ses fauteuils de tapisserie criarde, le vestibule et les couloirs à vitraux polychromes, sans compter la seconde cuisine, la buanderie, l’office et la lingerie. En haut, les chambres sentaient la cretonne et le pitchpin; mais certaines avaient mobilier d’acajou, ciels de lit et rideaux à fleurs, qui furent le décor des grand’mères. Mᵐᵉ Carmin de Bonnevie, méticuleusement, continuait là-dedans l’existence sans histoire des siens. Etre veuve de bonne heure, pour une femme comme elle, c’est se faire, à trente ans, dévote, comme sous Louis XIV, ce qui veut dire être habillée de noir et vouée à la piété, choses qui n’empêchent en rien de veiller âprement sur l’argent.