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Pauline Murat et Pascal Bruno

9781465682147
213 pages
Library of Alexandria
Overview
Vers la fin de l’année 1834, nous étions réunis un samedi soir dans un petit salon attenant à la salle d’armes de Grisier, écoutant, le fleuret à la main et le cigare à la bouche, les savantes théories de notre professeur, interrompues de temps en temps par des anecdotes à l’appui, lorsque la porte s’ouvrit, et que Alfred de Nerval entra. Ceux qui ont lu mon Voyage en Suisse se rappelleront peut-être ce jeune homme qui servait de cavalier à une femme mystérieuse et voilée qui m’était apparue pour la première fois à Fluélen, lorsque je courais avec Francesco pour rejoindre la barque qui devait nous conduire à la pierre de Guillaume Tell: ils n’auront point oublié alors que, loin de m’attendre, Alfred de Nerval, que j’espérais avoir pour compagnon de voyage, avait hâté le départ des bateliers, et, quittant la rive au moment où j’en étais encore éloigné de trois cents pas, m’avait fait de la main un signe, à la fois d’adieu et d’amitié, que je traduisis par ces mots: «Pardon, cher ami, j’aurais grand plaisir à te voir, mais je ne suis pas seul, et...» A ceci j’avais répondu par un autre signe qui voulait dire: «Je comprends parfaitement.» Et je m’étais arrêté et incliné en marque d’obéissance à cette décision, si sévère qu’elle me parût; de sorte que, faute de barque et de bateliers, ce ne fut que le lendemain que je pus partir; de retour à l’hôtel, j’avais alors demandé si l’on connaissait cette femme, et l’on m’avait répondu que tout ce qu’on savait d’elle, c’est qu’elle paraissait fort souffrante, et qu’elle s’appelait Pauline. J’avais oublié complétement cette rencontre, lorsqu’en allant visiter la source d’eau chaude qui alimente les bains de Pfeffers, je vis venir, peut-être se le rappellera-t-on encore, sous la longue galerie souterraine, Alfred de Nerval, donnant le bras à cette même femme que j’avais déjà entrevue à Fluélen, et qui, là, m’avait manifesté son désir de rester inconnue de la manière que j’ai racontée. Cette fois encore elle me parut désirer garder le même incognito, car son premier mouvement fut de retourner en arrière. Malheureusement le chemin sur lequel nous marchions ne permettait de s’écarter ni à droite ni à gauche: c’était une espèce de pont composé de deux planches humides et glissantes, qui, au lieu d’être jetées en travers d’un précipice, au fond duquel grondait la Tamina sur un lit de marbre noir, longeaient une des parois du souterrain, à quarante pieds à peu près au-dessus du torrent, soutenues par des poutres enfoncées dans le rocher. La mystérieuse compagne de mon ami pensa donc que toute fuite était impossible; alors, prenant son parti, elle baissa son voile, et continua de s’avancer vers moi. Je racontai alors la singulière impression que me fit cette femme blanche et légère comme une ombre, marchant au bord de l’abîme sans plus paraître s’en inquiéter que si elle appartenait déjà à un autre monde. En la voyant s’approcher, je me rangeai contre la muraille, afin d’occuper le moins de place possible. Alfred voulut la faire passer seule; mais elle refusa de quitter son bras, de sorte que nous nous trouvâmes un instant à trois sur une largeur de deux pieds tout au plus; mais cet instant fut prompt comme un éclair: cette femme étrange, pareille à une de ces fées qui se penchent au bord des torrens et font flotter leur écharpe dans l’écume des cascades, s’inclina sur le précipice, et passa comme par miracle, mais pas si rapidement encore que je ne pusse entrevoir son visage calme et doux, quoique pâle et amaigri par la souffrance.