L'ibis bleu
9781465681966
213 pages
Library of Alexandria
Overview
Paris, sale et froid. A peine assis, les pieds sur la chaude bouillotte, dans un coupé du rapide de huit heures du matin, gare de Lyon, entre sa jeune femme convalescente à qui les médecins ordonnaient un brusque départ pour le Midi, et son fils, le petit Georges, âgé de sept ans, bien portant mais svelte et frêle, M. Denis Marcant, chef de division au ministère de l'intérieur, ouvrit son vaste portefeuille, lourdement gonflé, en tira une épaisse liasse de dossiers, et, inattentif à tout le reste, un long crayon carré entre ses doigts courts, il se mit à consteller les marges de petits signes brefs, tantôt rouges, tantôt bleus. M. le chef de gare se présenta à la portière: —Etes-vous bien installés, cher ami? —Merci, parfaitement. —Avez-vous prévenu le wagon-restaurant? —Oui, parfaitement. Nous sommes de la fournée qui monte à Laroche. —Avez-vous des coussins, madame? —Nous avons les nôtres... un, deux et trois... fit la jolie voix douce, un peu traînante, de Mme Marcant. Elle comptait les jolis coussins de soie, brodés par elle-même, qu'elle avait emportés pour le voyage. —Et moi, je n'en use pas, fit Marcant. —Comment! vous ne dormirez pas un moment, avant Marseille? Le chef de division eut le sourire un peu grimaçant d'un athlète qui porte cent kilos à bras tendu, et souleva à deux mains le portefeuille magistral ouvert sur ses genoux. —J'ai dans mon sac une excellente lanterne de wagon, dit-il, c'est très commode. —Bien du plaisir, mon cher! Et c'est cela que vous allez faire dans le Midi? —Oh! j'y vais pour ma femme. J'installe Mme Marcant et son fils, et avant la fin de la semaine, je serai de retour. —Allons, bon voyage. —Adieu. Madame Marcant eut l'inclination de tête, à peine indiquée et pourtant souple, jolie, d'une grande dame, ce que ne put s'empêcher de se dire M. le chef de la gare de Lyon, l'homme de France qui connaît le plus de femmes du monde... puisqu'il connaît celles du monde entier... —Georges, prends garde! Le petit Georges, impatient, se penchait à la portière pour «voir partir» le train. —C'est l'heure, maman! Marcant s'était remis à sa besogne, mécaniquement, dans le demi-jour triste, jaunâtre, de cette voiture enfermée sous la toiture vitrée de la gare. Il régnait là-dessous une lumière maladive de serre froide, de galerie d'Exposition, obscurcie, diminuée encore dans la chambre resserrée du coupé. Et l'odeur du wagon (poussière de charbon, mouillure d'air venu du dehors et pénétrant les tapis, le drap des banquettes, relent de parfums composites laissés là par les voyageurs de la veille et des avant-veilles), cette atmosphère très spéciale, vulgaire, écœurait un peu, montait au cerveau en tristesse obscurcissante. Ici, Paris sentait la banlieue industrielle, la fabrique graisseuse, mal entretenue, l'usine noire et salissante. Et au cœur de tous les voyageurs, l'envie redoublait de se mettre en marche, d'agiter l'air, qui par les vitres laissées ouvertes un moment, traverse les voitures, et de s'éloigner de cela, de courir chacun vers son désir, son espérance ou sa douleur, d'aller à l'inconnu qui attend,—fût-il triste,—mais qui du moins est ailleurs.