Feuilles tombées
9781465680365
213 pages
Library of Alexandria
Overview
«Mon œuvre posthume...» Non point avec hésitation, mais—par delà toute mélancolie—avec fière et sereine assurance, Boylesve articulait sans doute ces mots. Il était éminemment de ceux qui savent l’existence des deux registres, et qu’ici-bas de notre vivant le plus radical de nous-mêmes ne saurait s’exprimer. D’abord en vertu de cette représentation d’un lecteur possible à laquelle presque personne, peut-être ne semble entièrement soustrait, et qui imprime, sinon toujours à la chose que l’on dit, en tout cas à la manière dont on la dit une déformation inévitable. (Moins que tous les autres les tenants de la sincérité nue n’y échappent—eux qui, du fait même de la sincérité se croyant quittes, finissent par perdre conscience du problème: la déformation alors se réfugie dans l’inconscient, et c’est de la meilleure foi du monde qu’ils sécrètent plus encore qu’ils ne fabriquent le sophisme.) Ensuite, même en admettant que l’on parvînt à s’exprimer sans réserves, resterait intacte la question de savoir si on en a le droit, non seulement vis-à-vis des autres envisagés tête par tête, non seulement vis-à-vis de «la société polie», création française s’il en fut, dont Boylesve comprenait, admirait, goûtait si fort la noble et complexe portée, dont la disparition (à laquelle il assista) lui fut un amer et toujours renaissant tourment, mais vis-à-vis de ce minimum d’ordre, de hiérarchie, de sens des valeurs, faute de quoi nulle civilisation n’est en état de subsister. Se refusant d’une part à une «niaise» et d’ailleurs impossible «anarchie», se refusant de l’autre à donner gratuitement offense, gardant vive en lui la conscience de ce qui est dû aux «honnêtes gens», qu’ils’agisse de les «faire rire» ou de les faire réfléchir, Boylesve en ses écrits préparés pour la publication, tout en veillant avec grand soin à ce que la vérité essentielle ne se trouvât jamais lésée, tenait quelque peu en mains l’irréductible de son jugement. Ceux qui ne se consolent pas de ne plus pouvoir retremper le leur dans ces stimulantes conversations où la hauteur de vue était toujours dictée par la moralité spéciale propre à «l’homme de l’esprit», auront souvent recours aux «conversations avec soi-même» que représentent Feuilles tombées. Par rapport à l’écrit, la liberté de l’entretien intime, celle—combien plus souveraine encore—du Journal, constituaient pour Boylesve ce second registre dont, dans la mesure même où s’aggrave sa perception de la vie, un être supérieur à partir d’un certain moment ne saurait plus se passer.