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Philoctète: Le traité du Narcisse. La tentation amoureuse. El Hadj

9781465680112
213 pages
Library of Alexandria
Overview
Ulysse, tout est prêt. La barque est amarrée. J’ai choisi l’eau profonde, à l’abri du Nord, de peur que le vent n’y congelât la mer. Et, bien que cette île si froide semble n’être habitée que par les oiseaux des falaises, j’ai rangé la barque en un lieu que nul passant des côtes ne pût voir. Mon âme aussi s’apprête ; mon âme est prête au sacrifice. Ulysse ! parle, à présent ; tout est prêt. Durant quatorze jours, penché sur les rames ou sur la barre, tu n’as dit que les brutales paroles des manœuvres qui devaient nous garer des flots ; devant ton silence obstiné mes questions bientôt s’arrêtèrent ; je compris qu’une grande tristesse oppressait ton âme chérie parce que tu me menais à la mort. Et je me tus aussi, sentant que toutes les paroles nous étaient trop vite emportées, par le vent, sur l’immensité de la mer. J’attendis. Je vis s’éloigner derrière nous, derrière l’horizon de la mer, la belle plage skyrienne où mon père avait combattu, puis les îles de sable d’or ou de pierre, que j’aimais parce que je les croyais semblables à Pylos ; treize fois j’ai vu le soleil entrer dans la mer ; chaque matin il ressortait des flots plus pâle et pour monter moins haut plus lentement ; jusqu’à ce qu’enfin, au quatorzième matin, c’est en vain que nous l’attendîmes ; et depuis nous vivons comme hors de la nuit et du jour. Des glaces ont flotté sur la mer ; et ne pouvant plus dormir à cause de cette constante lueur pâle, les seuls mots que j’entendais de toi, c’était pour me signaler les banquises dont un coup d’aviron nous sauvait. A présent, parle, Ulysse ! mon âme est apprêtée ; et non comme les boucs de Bacchus qu’on mène au sacrifice couverts des ornements des fêtes, mais comme Iphigénie s’avança vers l’autel, simple, décente et non parée. Certes, j’eusse voulu, comme elle, pour ma patrie, mourant sans plaintes, mourir au sein des Grecs, sur une terre ensoleillée, et montrer par ma mort acceptée tout mon respect des dieux et toute la beauté de mon âme : elle est vaillante et n’a pas combattu. Il est dur de mourir sans gloire… pourtant, ô dieux ! je suis sans amertume, ayant lentement tout quitté, les hommes, les plages au soleil… et maintenant, arrivés sur cette île inhospitalière, sans arbres, sans rayons, où la neige couvre les verdures, où toutes choses sont gelées, et sous un ciel si blanc, si gris, qu’il semble au-dessus de nous une autre plaine de neige étendue, loin de tout, loin de tout… il semble que ce soit là déjà la mort, et, tant ma pensée à chaque heure devenait plus froide et plus pure, la passion s’étant abandonnée, qu’il ne reste ici plus qu’au corps à mourir.