Notes de route: Maroc—Algérie—Tunisie
9781465678355
213 pages
Library of Alexandria
Overview
Par un beau soir de printemps africain, nous fumions lentement des cigarettes sur la terrasse de notre Télemly, et nous disions sans entrain des choses d’Europe en compagnie de quelques hiverneurs qui cultivaient leur fatigue à Alger. C’était devant la baie où le soir avait fini comme un jour plus bleu. Notre attention paresseuse s’y tonifiait aux projections électriques des cuirassés qui, par jeu, semblait-il, s’éventaient de lumière ; et nous humions aussi, avec notre petit brouillard de tabagie, les aromes brûlés des roses et des jasmins qui, par bouffées, montaient du jardin creux, caché dans une fissure du vallon. Il y avait parmi nous, arrivée depuis peu d’un Sud-Oranais encore dangereux, cette jeune femme russe qui a passionné toute l’Algérie par ses aventures et par sa mort tragique. Tout de suite elle avait apporté dans notre cercle, en dépit des meubles du tapissier et de nos mouvements trop stricts, un peu d’atmosphère saharienne et d’ampleur nomade. Drapée aux plis de son burnous sévère, coiffée comme d’une tiare assyrienne du haut turban à cordelettes fauves, bottée en cavalier filali, d’un vrai style sans équivoque, elle se souleva du coude parmi les coussins épars où elle rêvassait couchée, et dit en manière d’objection évasive à la théorie qui semblait admise : — L’horreur de l’esclavage et de la soumission nous paraît un des plus beaux sentiments ; nous en vivons, nous en créons notre progrès ; à certains moments je me suis demandé pourtant si ce n’était pas là un fruit d’Occident, une graine politique dont la culture restera toujours localisée. Les femmes n’ont pas encore admis que le bonheur résidât dans la liberté, car elles étaient naturellement portées à comprendre ce que peut être la responsabilité. Elle se leva, déjà excitée par sa parole, fit quelques pas dans la pièce ouverte sur la mer et secoua sur le balcon avancé sa pipette de kif. Ses gestes avaient beaucoup d’aisance. Elle était grande, sans lourdeur, moins de poitrine qu’une amazone, l’air encore très jeune avec un front bombé d’entêtement qu’éclairait un regard à éclats contrastant avec ses poses lentes et l’aristocratie reposée de ses mains.