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Les Miens

9781465676658
213 pages
Library of Alexandria
Overview
On est bien, couché dans l’herbe inégalé, on s’y prélasse, dominé par ce large platane qui incite à rêver. Les rêves sont des jeux où l’on reste immobile et qu’il est superflu d’arranger à l’avance, des jeux où l’on n’a nul besoin de compagnons : un plaisir pour soi seul. L’arbre touffu de feuilles nombreuses, le long corridor blanc au bout duquel je m’assieds sur une chaise de paille, le petit salon de bonne-maman, à l’heure où elle lit son journal, les fenêtres ouvertes sur le bois de pins, sur la colline toute en rochers bleus (je ne les voyais pas bleus, d’abord), sur la mer où des bateaux se promènent, voilà les lieux où le rêve, ce jeu pour moi, se développe mieux que partout ailleurs. — Aujourd’hui, je rêve, couché dans la prairie, au pied du platane dont mes parents disent avec un air satisfait : « C’est le plus beau platane du pays ». De ce pays, ils n’ont jamais défini au juste l’étendue. Je pourrais monter dans les branches, là-haut, et m’y installer à califourchon, mais il faudrait aller chercher une échelle dans la resserre du jardinier, car le tronc est vraiment trop lisse pour y grimper sans aide… or il fait chaud et l’on est si bien dans l’herbe ! ah ! si vous saviez comme on est bien !… Non, je reste couché, la tête posée à plat, et je vais me laisser prendre tout doucement par le rêve savoureux qui tombera, je pense, comme un fruit, de l’arbre tutélaire que je contemple par en-dessous. Tout à l’heure, je prétendais que mon rêve est un jeu personnel ; pourtant je rêve très volontiers en compagnie, en compagnie de Bianca, par exemple. Elle doit arriver dans quelque temps et je sais qu’aujourd’hui, sa gouvernante étant enrhumée, elle pourra jouer et se promener jusqu’au soir. Il est trois heures ; ses parents habitent tout à côté. Elle ne rentrera que pour dîner et se mettre au lit. Bianca est ma camarade préférée : nous nous retrouvons tous les jours ou peu s’en faut, ici, chez ses parents, ailleurs, chez ceux-ci, chez ceux-là. Nous nous entendons parfaitement dans nos jeux. Elle a des qualités rares que j’estime très haut : elle court vite, presque aussi vite que moi, bien que je sois l’aîné ; elle s’intéresse à la partie entreprise, elle s’y donne toute entière, comme je fais moi-même, comme ne font pas certains autres. Elle ne pense pas plus à sa robe, quand elle joue, que je ne pense à mes culottes, et si nous rentrons essoufflés, poussiéreux ou tachés de boue, trempés, bien souvent, et en loques, c’est que le tournoi fut animé et que les incidents qui l’illustrèrent témoignaient d’une belle audace digne de nous. Je ne connais à Bianca qu’un défaut grave que j’aime : elle est violente, (gifles, cheveux tirés à pleines mains). Cela me plaît et me donne un droit de riposte. J’en use sans vergogne. Je ne la considère pas encore comme une fille : elle est le camarade en jupes, une alliée, parfois, avec qui je sais m’entendre, souvent une adversaire contre qui je me défends et que je puis attaquer.