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La Fin de Chéri

9781465672339
213 pages
Library of Alexandria
Overview
Chéri répondit en levant le doigt à la hauteur de la tempe, avec une condescendance d'officier qu'il avait apprise à fréquenter, pendant la guerre, ses collègues les maréchaux des logis, et dépassa l'homme de la «Vigilante», qui pesait de la main sur les portes de fer des petits jardins clos. À l'entrée du Bois, un couple d'amoureux, sur un banc, froissait des étoffes, mêlait des paroles étouffées; Chéri écouta un moment le doux bruit d'étrave fendant une eau calme, qui montait des corps joints et des bouches invisibles. «L'homme est un militaire, remarqua-t-il. Je viens d'entendre l'agrafe du ceinturon.» Tous ses sens veillaient, allégés de pensée. Cette sauvage délicatesse de l'ouïe, elle avait apporté à Chéri, pendant certaines nuits tranquilles de la guerre, des plaisirs compliqués et de sagaces terreurs. Noirs de terre et de crasse humaine, ses doigts de soldat avaient su palper, à coup sûr, des effigies de médailles et de monnaies, reconnaître la tige et la feuille des plantes dont il ignorait les noms... «Hé, Peloux, dis vouâr é-c'qué c'est qué j'tiens là?» Chéri revit le gars roux qui lui glissait sous les doigts, dans l'obscurité, une taupe morte, un petit serpent, une rainette, un fruit ouvert ou quelque ordure, et qui s'écriait: «Ah! qu'i d'vine ben!» Il sourit sans pitié à ce souvenir, et à ce mort roux. Il le revoyait souvent, son camarade Pierquin, couché sur le dos, dormant à jamais d'un air méfiant, il parlait souvent de lui. Ce soir encore, Edmée avait habilement amené, après le dîner, le récit bref, construit avec une gaucherie étudiée, que Chéri savait par cœur et qui finissait par: «Alors Pierquin me dit: Vieux, j'ai fait un rêve de chat, et puis j'ai rêvé encore la rivière ed'chez nous qu'elle était sale dégoûtante... Ça ne pardonne pas...» C'est à ce moment-là qu'il a été cueilli, et par un simple shrapnell. J'ai voulu l'emporter... On nous a retrouvés, lui sur moi, à cent mètres de là... Je vous en parle parce que c'était un brave type... C'est un peu à cause de lui que j'ai reçu ça.» Tout de suite après cette suspension pudique, Chéri baissait les yeux sur son ruban vert et rouge et secouait la cendre de sa cigarette comme par contenance. Il considérait que cela ne regardait personne, si le hasard d'une explosion avait jeté, l'un en travers des épaules de l'autre, Chéri vivant et Pierquin mort. Car il arrive que la vérité, plus ambiguë que le mensonge, étouffé à demi, sous le poids énorme d'un Pierquin soudain immobile, un Chéri vivant, révolté et haineux... Chéri gardait rancune à Pierquin. Et d'ailleurs il méprisait la vérité depuis un jour d'autrefois où elle était sortie de sa bouche comme un hoquet, pour souiller et pour nuire... Mais ce soir-là, chez lui, les commandants américains Atkins et Marsh-Meyer, le lieutenant américain Wood semblaient ne pas l'écouter. Leurs visages de premiers communiants sportifs, leurs yeux clairs, fixes et vides attendaient seulement, avec une anxiété presque douloureuse, l'heure du dancing. Quant à Filipesco... «À surveiller», estima laconiquement Chéri. Une humidité odorante exhalée des berges tondues plutôt que de l'eau épaissie, ceignait le lac. Comme Chéri s'accotait à un arbre, une ombre féminine le frôla hardiment. «Bonsoir gosse...» Il tressaillit à cause du dernier mot, proféré par une voix basse et brûlée, la voix de la soif, de la nuit sèche, de la route poudreuse... Il ne répondit rien, et la femme indistincte fit un pas vers lui sur des semelles molles. Mais il flaira une odeur de lainage noir, de linge porté et de chevelure moite, et il reprit à grands pas légers le chemin de sa maison. La sourde lumière bleue y veillait toujours: Edmée n'avait pas encore quitté le boudoir-cabinet-de-travail. Sans doute elle écrivait, signait des bons de pharmacie et d'articles de pansement, lisait les fiches de la journée et les brefs rapports d'une secrétaire... Elle penchait sur des papiers, ses cheveux crêpelés à reflet roux, son joli front d'institutrice.