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Un Vaincu

9781465671660
213 pages
Library of Alexandria
Overview
Une habitation pittoresque, posée au milieu du coteau qui domine la Loire et la Vienne, avait résisté aux ravages du temps et à la manie destructive de l’homme. Formée primitivement des débris d’un château, modifiée de siècle en siècle, elle était irrégulière et charmante. Ses plus vieux pignons étaient couverts jusqu’au faîte d’un lierre robuste qui soulevait les ardoises, dégradait les toits pointus, envahissait les cheminées sans qu’on songeât à l’arrêter dans sa course insolente. La partie plus moderne, construite au siècle dernier, faisait face à une terrasse soutenue par d’anciens murs crénelés, dont les airs altiers s’étaient depuis longtemps bénévolement ensevelis sous les plantes qui s’accrochaient aux vieilles pierres avec toute l’extravagance d’un esprit sans frein ni loi. De chaque côté d’un perron aux larges marches un peu basses, un ancien propriétaire avait placé triomphalement des lions taillés dans la pierre molle du pays. Noircis par les années, tout couverts de mousse et de lichen, ils semblaient présider à la succession des générations qui passaient, joyeuses ou tristes, devant leur impassibilité. Le parc était à contrastes, comme l’habitation. Un côté planté d’ormes, de platanes, de sycomores, avait l’aspect séduisant de la nature abandonnée à elle-même. Mais, dans la partie qui entourait immédiatement le manoir, il y avait quelque cent cinquante ans que la plupart des arbres et des arbustes ne connaissaient plus les caprices de l’indépendance. Les formes les plus bizarres leur avaient été imposées, et cependant, avec ses ifs torturés, ses buis épais, ses charmilles régulières et vieillottes, le jardin était enveloppé de ce charme singulier que le temps jette comme une parure sur les plus étranges manifestations du goût humain. De sa vie, sans doute, le propriétaire actuel du manoir n’en avait vu le côté artistique. Cette acquisition avait été une bonne aubaine pour sa bourse et sa vanité, et l’admiration exprimée par des gens dont l’appréciation le flattait sauvait la propriété. Une certaine intelligence des affaires, d’heureuses spéculations jointes à des économies sordides, avaient permis à M. Jeuffroy de réaliser une fortune, mais ses facultés s’arrêtaient net à l’endroit où son intérêt n’était plus en jeu. Il s’était marié très tard avec une jeune fille de vieille souche, remarquablement belle et tombée dans une affreuse misère. Ce mariage l’avait apparenté à d’excellentes familles du pays et placé assez haut dans l’estime publique.