Title Thumbnail

Ariane jeune fille russe: Nouveau tirage roman

9781465668578
213 pages
Library of Alexandria
Overview
Un ciel d’une limpidité presque orientale, un beau ciel clair, lumineux, bleu comme une turquoise de Nichapour, s’étendait au-dessus des maisons et des jardins de la ville encore endormie. Dans l’aube et le silence on entendait seulement les cris des moineaux qui se pourchassaient sur les toits et sur les branches des acacias, les roucoulements voluptueux d’une tourterelle au faîte d’un arbre et, au loin, le bruit aigu que faisaient, par moment, les essieux d’une charrette de paysan avançant avec lenteur sur les pavés irréguliers de la Sadovaia, la grande rue de la ville et la plus élégante. Près de la place de la cathédrale, immense, poussiéreuse, déserte, une clôture en bois fermait la cour de service de l’hôtel de Londres, dont la plate et longue façade de trois étages, bâtie en pierres grises et maussade comme un jour d’automne pluvieux, s’alignait sur la Sadovaia, sans balcons, sans pilastres, sans colonnes, sans ornements. L’hôtel de Londres, le premier de la ville, était renommé pour sa cuisine. La jeunesse dorée, les officiers, les industriels et la noblesse patronnaient son restaurant célèbre où un orchestre composé de trois juifs maigres et de deux Petits-Russiens, jouait, après-midi et soir jusque tard dans la nuit, de médiocres pots-pourris d’Eugène Onéguine et de la Dame de Pique, de mélancoliques chansons populaires et des airs tziganes aux rythmes heurtés. Que de parties de plaisir s’étaient données dans ce restaurant à la mode, que de soupers brillants, que d’« orgies » pour employer l’expression en usage chez nous lorsqu’on parlait des fêtes de l’hôtel de Londres ! Le restaurant de l’hôtel se composait de deux salles inégalement grandes. Mais il n’avait point de cabinets particuliers. Aussi les gens désireux de souper à l’écart de la foule prenaient-ils au premier étage des chambres avec salon que Léon Davidovitch, le portier de l’hôtel, gardait toujours libres pour ses clients. Ce Léon, un juif aux yeux étroits et morts, était l’autocrate de la maison et une des figures les plus connues de la ville. Les notabilités de la province recherchaient son amitié et s’arrêtaient dans le vestibule pour échanger avec lui quelques phrases aimables. Léon était discret et à combien faut-il estimer le silence et les bonnes grâces du portier d’un hôtel aussi connu ? Combien de billets roses et même de billets de vingt-cinq roubles n’avait-il pas acceptés silencieusement sans que sa figure pâle manifestât la moindre émotion, billets que lui glissait la main fiévreuse d’un homme ému à l’idée de trouver un asile pour un rendez-vous galant ? Il faut croire que le nombre des gens tenant à assurer le secret de leur bonheur était grand puisque Léon Davidovitch ne possédait pas moins de trois maisons. Cela prouve que l’argent affluait dans la ville, se gagnait sans peine, se dépensait avec joie, et que la vie y était ardente comme les jours brûlants de l’été dans les plaines de ce gouvernement du sud dont elle était la capitale. Tout homme qui s’enrichissait dans la province, que ce fût dans les mines, dans l’industrie ou dans l’agriculture, ne cessait de penser aux fêtes inoubliables de l’hôtel de Londres et aux vins de France qu’il y boirait en compagnie de femmes aimables.