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La petite femme de la mer

9781465665768
213 pages
Library of Alexandria
Overview
Il vint sur le môle une étrange et sarcastique figure, un de ces visages équivoques aux yeux hardis, au rire muet, qui vous frôlent du coude et ensuite vous proposent mystérieusement de vous mener vers les tavernes. Celui-là, on ne le connaissait pas, personne ne l’avait vu descendre d’un bateau et cependant il avait dû arriver à l’heure où les dernières barques enfilent la passe entre le feu rouge et le feu vert. Il vint donc en sifflant sur le môle parmi les marins qui regardaient au loin la mer, et il examinait les terrasses de la digue au loin. Il avait la courte vareuse bleue et le feutre bossué des matelots après une traversée. Il appuyait son énorme main large ouverte sur un objet qu’il cachait dans sa poitrine et qui, par moments, paraissait remuer. Un des hommes qui, de leurs prunelles grises et vagues, ne cessaient pas de regarder au large, s’approcha et lui demanda quelle sorte de bête il portait ainsi. L’étranger lui souffla silencieusement au visage un vent qui sentait l’ail et le saucisson d’ours, et puis il haussa les épaules, et il attendait que le premier flot de monde se décidât à descendre sur le môle. Les tables, sous la tente des restaurants, se vidèrent ; les familles, après le déjeuner du midi, s’en venaient devant la mer aspirer l’air salé. C’était un but de promenade : de la jetée on pouvait voir caracoler les marsouins, danser les balises ou rentrer les chalutiers. La brise aussi soulevait les robes, emportait les chapeaux et détorsait les cheveux : on ne manquait pas de distractions. Selon les prévisions de l’homme, il arriva d’abord quelques personnes qui s’intéressèrent à la couleur des vagues et ensuite, par petits groupes de vestons blancs et de robes claires, en riant et en échangeant des propos sans rapport avec l’incomparable splendeur de la mer, déferlèrent, simplement parce que c’était l’habitude de venir un instant sur le môle, parce qu’avant eux on l’avait toujours fait ainsi. Et au bout d’un peu de temps, il y eut là comme le noyau d’une foule. Cependant à peine ils prenaient attention à cette torve figure qui louchait avec insolence du côté des dames et bientôt commença par des signes de leur révéler la présence d’une chose insolite sous sa vareuse. On se défiait plutôt de ce personnage sauré et barbu, au geste cauteleux. Lui riait toujours de son rire doux, de son rire qui avait le frissement mousseux des écumes mourant sur la plage, comme s’il était sûr que, une fois pris par ce qu’il allait leur montrer, ils ne s’en iraient plus. A présent de sa main libre il caressait, sous la laine pileuse de sa veste, la forme de l’objet caché que son autre main aux doigts gourds pressait contre lui. Et sa tête aussi se penchait : avec sa face boucanée et lippue, il semblait là-dessous couler en douceur des risettes de nourrice à un poupon, ou bien peut-être, par l’ouverture de sa vareuse, il déversait d’abominables jurons empestant l’ail et le saucisson d’ours, comme son rire.