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La neuvaine de Colette

9781465665492
213 pages
Library of Alexandria
Overview
« De mourir de désespoir et d’ennui, préservez-moi, Seigneur ! et ne m’oubliez pas dans cette neige qui monte tous les jours un peu plus autour de moi ! » J’ai tant formulé cette oraison jaculatoire sans que jamais nul y réponde que, de guerre lasse, je viens l’écrire. Les choses écrites ont plus de poids, me semble-t-il ; puis elles durent plus à faire surtout ; et, par la même raison qui m’a donné l’habitude de parler tout haut au lieu de penser, parce qu’un mot à prononcer et à faire résonner contre mes grandes boiseries me prenait plus de temps, je me mets à écrire aujourd’hui… Que trouverai-je pour demain, hélas ! Mon bagage n’est point élégant, même pas suffisant, et il n’y a pas la plus petite serrure à secret pour fermer mon cahier ! L’encre était séchée dans la bouteille que j’ai trouvée, toutes mes plumes sont perdues, et je n’ai jamais eu une feuille de papier ici. Pourquoi en aurais-je puisque je n’écris à personne ? Descendre au village était impossible. Il y a six pieds de neige par les routes, sans parler des combes et des trous, où le vent entasse les flocons à des hauteurs où s’engloutirait une diligence de l’essieu jusqu’à la bâche… J’avais bien lu dans plusieurs livres comment les prisonniers se piquent une veine pour écrire avec leur sang sur un mouchoir de poche ; mais je n’y crois plus, car le linge boit tout et ce n’est pas lisible. Je peux le dire, car je l’ai essayé ! Avec un peu d’eau, d’ailleurs, mon encre est revenue ; j’ai fait emprunter deux grandes plumes à la queue d’une oie, qui s’est laissé faire en toute patience, la pauvre bête, et, à force de bouleverser les rayons et les armoires, j’ai trouvé ce gros cahier de parchemin, jaune comme du safran et épais comme du carton, dont on n’avait employé par bonheur qu’un seul côté des pages. L’autre me reste, et j’ai, de plus, l’avantage de lire en passant tout ce qu’il y a déjà d’écrit. Ce sont des querelles et des procès intentés par un sieur Jean Nicolas à une dame de Haut-Pignon, à propos de garennes dont les lapins dévastaient ses trèfles, et de limites dont les variations lésaient ses champs… Mon Dieu ! donnez-moi un voisin Jean Nicolas querelleur et disputeur, et des frontières qui prêtent à contestations, pour occuper ma solitude ! Y a-t-il beaucoup de gens, je me le demande, qui connaissent exactement la signification de ce mot :solitude, et qui pensent quelquefois à tout ce qu’il veut dire ? « Solitude, explique le dictionnaire, solitude, état d’une personne qui est seule. » Et plus haut, au mot :seul, il ajoute judicieusement pour compléter ses renseignements : « Seul, qui est sans compagnie, qui n’est point avec d’autres. » Et c’est tout, pas un commentaire, pas un développement, pas une distinction, rien qui indique qu’on touche là à un des supplices les plus odieux de l’existence ; rien qui établisse des catégories, qui dise enfin qu’il y a solitude et solitude, et que la plus cruelle n’est pas celle des chartreux dans leur cellule de cinq pieds carrés, dont ils ont choisi l’envergure et le silence ; pas même celles des trappistes dans le petit jardinet où ils creusent leur fosse mortuaire d’un bout de l’an à l’autre, en échangeant des paroles encourageantes ; mais la mienne, celle de Colette d’Erlange, qui n’a pas choisi sa vie et qui est tout près de ne plus vouloir la supporter !