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L'amour en Russie

9781465665362
213 pages
Library of Alexandria
Overview
Si Stendhal avait connu la Russie, il l’aurait adorée. Il n’y aurait vu nulle part la vanité desséchante qu’il abhorrait en occident. Il y aurait trouvé quelque chose qui n’est que de ce pays-là—une certaine façon directe de regarder et de traiter les choses de l’amour, en dehors de toutes conventions mondaines et sociales, une volonté arrêtée de décider chaque cas passionnel en soi, sans s’inquiéter des convenances et des habitudes, et surtout sans se préoccuper de ce qu’en penseront les voisins. Il y a en Russie un mépris complet de l’opinion publique. Et encore, en écrivant cela, je reste l’esclave des formes occidentales. Pour un Russe qui aime, il n’y a pas d’opinion publique; donc il ne peut la mépriser. Tout drame d’amour est un drame à deux ou à trois, «entre colonnes». Le chœur antique, qui n’est jamais absent de la scène dans nos sociétés européennes (Dame Gossip dans les romans de Meredith), ne figure pas dans la tragédie russe. De là quelque chose de magnifiquement spontané dans la naissance et dans le développement des passions. L’amour en occident évoque l’idée d’un jardin à la française où les eaux coulent dans des canaux tracés avec art, s’étalent dans de beaux bassins sous des ombrages taillés, et gardent dans leur cours quelque chose de noble et de retenu. Partout on sent l’action du commandement suprême: «Tu n’iras pas plus loin.» Le désordre et l’imprévu ne peuvent y trouver leur place. Cette contrainte est impossible en Russie. On n’y souffre les liens ni de la loi, ni des usages, ni, j’ose le dire, de la raison. De là, pour le Russe, l’obligation de créer à chaque jour sa vie, d’agir à tout instant suivant la logique de ses sentiments. Il n’est pas comme le juge anglais qui ne décide que sur précédents; il n’y a pas d’usage; chaque cas est nouveau pour lui; il se sent libre de le traiter suivant ses émotions du moment. Il ne songe ni au passé, ni à l’avenir. Une liberté d’action si grande, un manque si total de tradition amènent, comme on l’imagine, les situations les plus surprenantes, les résultats, à nos yeux, les plus imprévus. Mais ces situations ont pour nous un prix inestimable, car elles sont toujours le produit d’un jeu libre des sentiments et des passions et ne doivent rien à l’odieux cant, au haïssable «qu’en-dira-t-on?» qui règne sur le monde européen. La solution russe, quelle qu’elle soit, a une valeur parce qu’elle est sortie naturellement d’un pur conflit passionnel et qu’elle nous montre ainsi «notre cœur à nu». Dans un conflit analogue, en France ou en Angleterre, mille éléments étrangers interviennent dans le débat. Un mari trompé, s’il y a scandale, est obligé de penser au divorce ou à la séparation; l’honneur marital ne lui permet pas d’accepter ce que l’on considère, on ne sait trop pourquoi, comme un affront.