La Querelle de l'Orthographe
9781465665188
213 pages
Library of Alexandria
Overview
Il est permis de croire qu’on ne sait pas très bien, chez nous, ce que c’est qu’un philologue. On n’en a qu’une idée confuse et prestigieuse : celle, par exemple, d’un homme âgé, très savant, qui fait des cours à la Sorbonne ou au Collège de France, et qui parle couramment le latin, le grec, l’hébreu et le sanscrit, non moins que toutes les langues vivantes, sans en excepter les dialectes hindous, ceux des Lapons ou des nègres d’Afrique, et même aussi le français, notre français. Dès lors, qu’arrive-t-il ? C’est qu’à la moindre inquiétude, pour la moindre hésitation, pour le plus insignifiant problème à propos de grammaire ou d’orthographe, on court se jeter aux pieds d’un pareil polyglotte : « Ah ! mon cher maître, tirez-nous d’embarras ! Comment ferons-nous en tel ou tel cas pour écrire, pour parler notre langue ? » Eh bien, cette étrange coutume, qui depuis peu devient la nôtre, d’attribuer aux philologues quelque autorité en matière de langage contemporain, alors qu’il n’y a pas la moindre raison pour cela, prouve jusqu’à l’évidence qu’on ignore entièrement, dans le public, dans les journaux, parmi les lettrés eux-mêmes, et malheureusement aussi au ministère de l’Instruction publique, la nature des services que ces messieurs des Chartes et de l’Université se trouvent en état de rendre à leur pays. Car on leur prête des lumières qu’ils n’ont point nécessairement, un tact, un jugement raffiné — ne s’agit-il pas en effet de décider, de choisir, dès qu’on dispute du langage courant ? — un goût enfin que leurs études spéciales ne doivent pas du tout leur avoir forcément donnés. S’il arrive qu’un linguiste éminent témoigne parfois d’un dilettantisme délicat et d’une vive sensualité artistique, c’est par une coïncidence dont il doit rendre grâces aux Muses divines, mais non par un effet de ses longues et implacables, on pourrait même dire brutales études. M. Michel Bréal, par exemple, montre en toute occasion un sens exquis de la langue française, de son charme, de sa dignité, de sa grâce ; lui-même l’écrit avec une perfection, une aisance bien savoureuses : cela vient de ce qu’il naquit doué de susceptibilités inconnues à trop d’autres, et point de ce qu’il apprit le syriaque, le chaldéen, le celtique ou le provençal. M. Paul Meyer, au contraire, solennellement consulté voici quelques mois sur l’orthographe, décida qu’il fallait être dorénavant raisonnable, et par conséquent tout bouleverser : un écrivain, un amoureux, ou, si c’est trop dire, un simple amateur de notre littérature nationale n’eût jamais rien souhaité de tel. Mais pourquoi voulez-vous que M. Paul Meyer préfère le français au basque ou au chinois ? Non, la raison d’abord, la beauté, la « littérature » ensuite, dans l’esprit d’un philologue. Le regretté Gaston Paris avait, lui aussi, toujours rêvé d’une réforme orthographique. Mais, justement, cet admirable érudit montra-t-il jamais en ses écrits qu’il comprenait les nuances dernières ou la personnalité des mots, la splendeur presque « visible » de certaines phrases, la désinvolture, la « race » de tel ou tel tour de syntaxe ? Et aussi bien, ce n’était pas son métier que de savoir écrire. Il avait mieux à faire, si l’on veut, autre chose en tout cas.