D'un pays lointain
Remy de Gourmont
9781465656186
313 pages
Library of Alexandria
Overview
D’un pays lointain. Je suis né dans une maison noire surgie du milieu d’une plaine grise, autour de laquelle un cercle de lumière étincelait, pareil aux gloires où s’écrivent les traits sévères d’une vierge de vitrail ; mais ce halo d’espérance et de bénédiction ne ceignait que du néant, du gris et du noir. Mon père et ma mère, comme tous les habitants de ce pays lointain, étaient aveugles ; seuls, quelques enfants voyaient : si l’on s’en apercevait, on leur crevait les yeux, — pour les rendre conformes. J’avais un frère, on lui creva les yeux ; j’avais une sœur, on lui creva les yeux. Pendant l’opération, pratiquée par un excellent prêtre, aimé de tous et surtout du Seigneur, ma mère disait : « C’est un petit moment à passer, mes chéris ; j’ai subi cela aussi, moi, à votre âge, et je n’en suis pas morte. Allons, un peu de courage! » Elle promettait des confitures, du sucre et des gâteaux à la fleur d’oranger. Mon père, qui était né aveugle, parla plus longuement. Il dit, avec une rude tendresse : « Petits sauvages, vous n’avez donc aucun sentiment des convenances? Ces gamins veulent se distinguer! Ces gamins ne veulent pas faire comme tout le monde! Alors, vous consentez à être ridicules, c’est-à-dire à éprouver des sensations — et, de là, des sentiments ou des idées — inconnues et, par conséquent, méprisées des autres hommes? Réfléchissez bien. Si vous gardez vos yeux, cette source incongrue — à ce que l’on dit, — de pensées vaines et de dangereux désirs, on vous poussera du coude avec dédain, on vous marchera sur les pieds, on vous donnera des coups de genou, par mégarde, on s’ameutera contre vous, on vous tirera les cheveux et on dansera la sarabande autour de la bête curieuse. Ah! vous vous préparez une jolie existence!… — Mais ils ne refusent pas de se laisser crever les yeux! interrompit ma mère. N’est-ce pas, mes chéris? — Ils ne refusent pas? Je l’espère bien, mais je dois les prévenir de ce qu’ils vont gagner à perdre le plus méprisable des sens, — et de ce qu’ils perdraient à le conserver. Mes enfants, je puis vous énumérer, avec ma double autorité d’aveugle et de père, les joies d’un être privé de la vue : la première joie est une joie intime et profondément satisfactoire, la joie de la répulsion surmontée, du devoir accompli ; en second lieu, vous ressentirez un plaisir d’orgueil, mais d’orgueil permis, le plaisir d’être absolument pareil à tous vos petits camarades, le plaisir de vivre parmi des égaux ; ce plaisir vous accompagnera durant toute votre vie, enfin, châtrés de la vue, vous aurez conquis la paix qui naît de l’incuriosité ; après de calmes jeux, de douces études de paisibles amours, de bons repas, de propices digestions, vous vous endormirez dans la certitude de n’être jamais sortis du droit chemin, de n’avoir jamais cueilli aucune fleur, de n’avoir jamais contemplé le ciel, ni la nuit, quand — dit-on — il s’orne du regard attristé des séraphins, ni le jour, quand le Soleil, ce maître abominable du sang et des sèves, réchauffe l’impureté des instincts…