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Nymphes dansant avec des satyres

9781465654724
213 pages
Library of Alexandria
Overview
Pierre Arétin, surnommé divin, par le fait de sa gloire, occupait à Venise une maison sise au Grand Canal, proche du pont de Rialto et des marchés de la ville. Lui-même a pris soin de nous dire que ce lieu était «sans défaut» et que la vue y était la plus agréable du monde. Mille gondoles y passaient, soit aux heures des approvisionnements, soit à celles de la promenade. Le quartier de Rialto étant le centre des affaires, le vieux pont de bois était sans cesse parcouru par la foule pittoresque des commerçants, des agioteurs et des étrangers de toutes les nations dont les rapports étaient actifs avec la République. Joignez à cela que la famille dogale des Mocenigo avait son palais dans le voisinage, ce qui était l'occasion de fréquents mouvements d'équipages princiers ou d'ambassadeurs et de ce train spécial et d'une richesse incomparable dont s'accompagnait le célèbre vaisseau nommé le Bucentaure. Mais Arétin était plus puissant que le Doge; toutes les personnes que l'étiquette menait chez celui-ci avaient à cœur de visiter l'illustre écrivain ; et il en recevait en outre beaucoup d'autres. A l'heure délicieuse du soir qui précède la chute du soleil, messer Pierre Arétin, ayant retenu à souper quelques-uns de ses visiteurs, se tenait avec eux au balcon de cette maison fameuse. Il y avait là son bon ami le Titien, grand peintre, et le sculpteur Sansovino non moins célèbre ; Nicolo Franco, secrétaire d'Arétin, et plusieurs femmes de grande beauté, d'humeur alerte, et dont les propos avaient la grâce et l'agilité des oiseaux libres qu'on voit en abondance dans les jardins enchantés de l'île de Murano. Et certes, s'il était agréable de contempler du balcon le spectacle mouvant du Canal, il arrivait aussi que nombre de gondoliers et de barcarols se missent d'eux-mêmes à ralentir le balancement cadencé de leur rame, pour fournir aux promeneurs l'occasion d'admirer l'entourage magnifique d'Arétin, le fléau des princes. Les dames, déjà parées pour le souper, dépassaient par la splendeur de leur accoutrement les plus riches pièces d'orfèvrerie ; leurs cheveux étaient teints et séchés, et leurs épaules et leur gorge parfumées et fardées s'épanouissaient hors des brocarts et sous les perles, pareilles à ces fleurs cultivées dont on ne sait au juste si l'attrait vient de l'excessive beauté ou de l'artifice. Le maître attirait les regards par l'éclat de son teint, sa longue barbe, son pourpoint cramoisi où brillait une chaîne d'or bien ouvragée, dernier gage d'amitié de Sa Sainteté le Pape. Titien, qui adorait les couleurs, était vêtu d'étoffes de velours noir d'une demi-douzaine de tons différents. Sansovino, de qui la sobriété faisait l'objet d'amicales railleries, portait la longue robe de serge noire attachée au cou simplement par des pièces d'argent. L'on avait devisé tout le jour, en faisant de la musique et buvant des vins. Arétin avait tenu sur vingt hauts seigneurs les propos les plus hardis en même temps que les plus lâches et les plus extravagants ; il avait fort scandalisé son auditoire et l'avait beaucoup diverti. Maintes fois le bon sculpteur avait été sur le point de se fâcher contre lui, et autant de fois il avait été désarmé par ses reparties inopinées et son exubérance aussi puérile que déconcertante. Titien, plus préoccupé de l'heureux effet de l'assemblage des choses que de la valeur isolée de chacune, et sensible extrêmement aux saillies ainsi qu'à la belle humeur, regardait son étrange ami d'un œil sans cesse indulgent. Outre cela, Arétin connaissait les arts et les jugeait avec grand discernement et sincère amour ; de sorte que l'illustre peintre ne croyait pas se tromper en admirant à l'aveugle cette force extraordinaire, cette prodigieuse vitalité qui, poussant Arétin à tous les extrêmes, vous laissaient augurer de son audace l'enfantement de quelque chose d'excellent tout aussi bien que d'exécrable.