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Le Livre des Légendes

9781465654106
108 pages
Library of Alexandria
Overview
C'était il y a quelques jours. J'étais dans le train, en route pour Stockholm. Le jour baissait. Déjà on ne voyait plus clair dans le compartiment. Mes compagnons de voyage bavardaient, chacun dans son coin, mais moi je restais silencieuse à écouter le bruit du train s'élançant sur les rails. Tout en écoutant je me remémorais les occasions diverses dans lesquelles j'avais pris le train pour Stockholm. Dans la plupart des cas, ç'avait été pour une raison désagréable. Je m'y étais rendue pour passer des examens, ou encore, avec des manuscrits, pour chercher un éditeur; cette fois-ci, j'y allais pour recevoir le prix Nobel. Je n'étais pas loin de trouver que cela manquait d'agrément, cela aussi. L'automne entier j'avais vécu là-bas, chez moi, en Vermland, dans la plus grande solitude, et maintenant j'allais être forcée de paraître au milieu d'une foule de gens. C'était comme si là-bas, dans mon isolement, j'avais pris peur de la vie et des êtres humains et je ressentais une véritable angoisse à l'idée d'être de nouveau obligée de me montrer dans le monde. Mais au fond j'éprouvais évidemment un bonheur immense à aller recevoir le prix, et j'essayais de chasser mon angoisse en pensant à ceux qui se réjouiraient de mon bonheur. C'était une foule de vieux amis, c'étaient les miens, c'était surtout et avant tout ma vieille mère que j'avais laissée seule à la maison, toute joyeuse d'avoir assez vécu pour assister à ce grand événement. Du même coup le souvenir de mon père me traversa l'esprit: je ressentais un regret douloureux de le savoir mort et de ne pas pouvoir lui raconter que j'avais eu le prix Nobel. Je savais que personne au monde n'eût pu s'en réjouir autant que lui. Jamais je n'avais rencontré un être humain animé d'un tel amour, d'un tel respect envers la poésie et les poètes. S'il avait pu apprendre que l'Académie suédoise venait de m'attribuer un grand prix de poésie!—C'était un vrai malheur de ne pas pouvoir le lui raconter! Quiconque a voyagé en chemin de fer, par la nuit obscure, sait qu'il arrive souvent que de longues minutes durant les wagons glissent sur les rails d'une façon singulièrement douce, sans la moindre secousse. Le bruit et le fracas cessent et le sourd grondement des roues se mue en une musique douce et monotone. On dirait que le train ne glisse plus sur des rails et sur des traverses, mais s'élance dans l'espace. Eh bien, au moment même où je me disais que j'aimerais bien revoir mon père, il m'arriva une chose semblable. Le train se mit à rouler d'une manière si légère, si silencieuse, qu'il me parut impossible qu'il fût encore sur la terre. Et alors mes pensées commencèrent à jouer: «Si je partais voir mon vieux père dans le royaume du ciel?» Il me semble avoir entendu parler d'aventures de ce genre arrivées à d'autres; pourquoi cela ne m'arriverait-il pas à moi!