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Femmes nouvelles

Paul Margueritte

9781465654045
211 pages
Library of Alexandria
Overview
Le rapide de Dieppe-Paris filait à toute vapeur. On approchait de Rouen. A travers le cadre des portières, Hélène et Minna regardaient fuir, coupé par la secousse brusque des poteaux télégraphiques, un paysage plat : de grandes prairies, des lignes basses de pommiers, des ondulations de collines sur l'azur vaporeux. Avec sa jeunesse réfléchie, son ardent désir d'une existence utile et noble, l'énergie qu'elle sentait fermenter en elle, Hélène Dugast songeait à l'inconnu de l'avenir. Elle revit en une seconde son enfance heureuse et choyée, et l'éveil lent de ses idées à travers le mensonge des conventions, la contrainte du monde, puis, à partir de dix-huit ans, dès son premier séjour à Brighton, chez sa tante Édith, cette éclosion brusque d'aspirations et de sentiments qui, petit à petit, de désaccord tacite en lutte ouverte, l'avait mise en conflit perpétuel avec ses parents. Tant s'aimer et si peu se comprendre! La trépidation du wagon, le roulis causé par la vitesse accélérée lui rappelèrent la désagréable sensation du paquebot. Comme elle était loin déjà du quai de New-Haven, — le soleil sur la mer brasillante, l'odeur chaude de goudron et de suie, — loin du quai de Dieppe! Elle se crut encore caressée par l'air vif, toute à l'émoi des adieux. Tante Édith l'étreignait ; les bouches fraîches des enfants lui mettaient aux joues une pluie de baisers. Elle sourit au souvenir du shake-hand silencieux d'Hopkins. Quel beau ménage! Sous ces dehors un peu frustes de gentleman-farmer, le grand éleveur cachait un cœur loyal, l'esprit le plus sain, le plus franc. Unis dans une conscience égale, un absolu respect de leur liberté, ils formaient à eux deux un être complet. Là était le vrai, le seul chemin! Mais toutes, malheureusement, n'y pouvaient marcher… Une ombre glissa sur son visage fier et charmant, si mobile que toute sensation forte, tout choc d'idées l'animaient d'une attention brusque, d'une vie intense. Le soleil d'août, dont la splendeur encore haute baignait de feu les chaumes et les prés, atteignait maintenant le coin du wagon. La lumière nimbait les cheveux blonds de la jeune fille, la broussaille fine de sa nuque ; un trait d'or accusait le contour du profil au nez droit, aux lèvres sinueuses. Elle portait dans ses yeux l'orgueil de ses vingt et un ans, pleins d'espérance et de foi. Son buste souple s'élançait, gonflant la blouse de soie bleue, à col d'homme ; tout elle, ce mélange de hardiesse virile et de grâce féminine. Minna Herkaërt la regardait avec tendresse. Sous un front haut et large, modelé par la pensée et le rêve, ses yeux froids, d'admirables yeux d'un gris d'acier, luisaient. Leur éclat perçant, la barre des sourcils noirs, le nez en bec d'aigle, le menton carré révélaient une volonté tenace, un âpre besoin d'action. Et le corps dessinait, sous un costume tailleur de rude drap violet, sa forte ligne, encore belle. Elle fit craquer ses doigts osseux, qui avaient manié la plume et l'outil.