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L'homme au masque de fer

9781465648594
311 pages
Library of Alexandria
Overview
L'origine de cet ouvrage vous intéressera peut-être plus que l'ouvrage même, dans lequel vous retrouverezexcerpta poetæ membra, de même que dans la marmite où Médée fit bouillir le vieux père de Jason, coupé par morceaux, afin de le rajeunir. N'est-ce pas la manière de composer des livres nouveaux avec des livres anciens, concassés et passés à l'alambic? Le grand système de la vie universelle peut s'appliquer à toutes les créations de la plume: une tragédie morte et lugubre se reproduit en comédie vive et rieuse; bien plus, on fabrique, selon l'ordonnance, des extraits, des décoctions, des mélanges de livres, assez agréables au goût, et fort propres à servir de remède caustique contre l'ennui. La tâche du manipulateur se borne à choisir, à résumer, à comparer, à morceler; on respecte le fonds en changeant la forme; on renouvelle la forme en conservant le fonds; on ressuscite ou l'on galvanise des cadavres; cela se nommait autrefois: tirer de l'or du fumier d'Ennius. Les procédés intellectuels de notre temps ne sont pas moins ingénieux que les procédés matériels employés par la science et l'industrie: on est bien parvenu à faire d'excellent bouillon économique avec des ossemens humains à demi putréfiés, qui ne comptaient pas moins de cinq siècles! O tempora, o mores! Par un de ces soleils caniculaires que les bibliophiles seuls osent supporter en face, sans craindre une fièvre cérébrale ou une ophthalmie, je me promenais sur le quai Voltaire, en flairant le veau et le mouton rôtis et calcinés par une chaleur de vingt-cinq degrés Réaumur. Je n'y prenais pas garde, quoique ma chemise fût collée à mon dos qui attirait tous les rayons solaires sur son arête culminante; car ma tête, plongée dans les boîtes poudreuses des bouquinistes, descendait au niveau de la poitrine, et s'abritait à l'ombre de mon corps. Je cherchais, parmi des tas de brochures insignifiantes, quelqu'un de ces petits pamphlets anonymes que la révolution éparpillait sur le sol de la liberté, et que vous recueillez soigneusement, à l'instar des feuilles de chêne qui s'envolaient de l'antre de la sybille. Mon bonheur, à moi, c'est de découvrir une de ces pièces historiques, satiriques, théâtrales ou licencieuses, pour l'apporter en tribut à votre précieuse collection révolutionnaire, et pour remplir un des portefeuilles noirs, ornés d'une tête de mort blanche, monument terrible et philosophique, où vous rassemblez les débris de la gaîté française de 93. Mais cette collection est si complète, que mes plus rares captures vous sont trop souvent inutiles, et que là où je crois combler un vide, je trouve une montagne de documens singuliers que je ne soupçonnais pas même existans: votre richesse, qui m'étonne, accroît mon émulation, et je m'en vais, plus persévérant et plus attentif, fureter tout le vieux papier imprimé qu'on enlève des greniers pour le vendre à la livre et l'étaler aux yeux des passans sur les parapets de la rivière. J'étais arrivé devant l'étalage du père P…, que nous connaissons tous, nous autres coureurs de bonnes fortunes en matière de bouquins: le père P… n'est pas de la force de Techner ni de Crozet, je l'avoue; il ne sait parler ni éditions, ni reliures, ni bibliotechnie, ni bibliologie, ni bibliuguiancie; il toucherait cent fois un elzevier non rogné, sans le distinguer des almanachs liégeois du siècle dernier; il ne mettrait aucune différence de prix entre un almanach royal, en maroquin rouge, et un alde revêtu de la livrée magnifique de Jean Groslier, avec l'inscription célèbre: Jo. Grolierii et amicorum.