Des soirs, des gens, des choses... (1909-1911)
9781465647306
201 pages
Library of Alexandria
Overview
Ah! ce fut un bien beau jour, mes enfants, que le jeudi 18 février de l’an de grâce 1909! Il y a des printemps qui boudent et d’autres qui se recueillent, mais ce printemps-là éclatait dans un soleil d’or pâle et déjà chaud, dans une magnificence caressante et tutélaire, s’installant en plein hiver, comme chez lui, faisant des risettes à la Seine et mordant à cru la Coupole. J’avais déjà entendu le tonnerre en janvier, mais c’était à l’époque où l’Exposition universelle de 1900 emmagasinait toutes les étrangetés et j’avais, moi-même, assez de chagrins d’amour et autres pour appeler la foudre sur mes orages personnels. Ce jeudi, donc, après des prodiges affreux qui avaient emporté Coquelin aîné, Catulle Mendès et Coquelin cadet, il n’y avait guère qu’un miracle: la réception à l’Académie française de Jean Richepin par Maurice Barrès. J’avais assisté, en toute indignité, à cette apothéose encore touranienne. Siégeant, par mégarde, aux côtés de Mme et de M. Raymond Poincaré, qui étaient encore dans le civil et qui acceptaient avec la plus exquise bonté les félicitations les moins prématurées sur leurs élévations si proches, j’avais été quérir un refuge très haut, dans un coin, auprès de deux dames qui me parurent de tout repos et qui se trouvèrent être, modestement, Blanche Pierson et Julia Bartet. J’eus la joie de reconnaître le talent de Bartet à plier le manteau de Pierson dont elle fit un petit rien entre les pieds de Descartes, je crois. Ce fut une cérémonie intime: le Palais-Mazarin était plein à craquer, d’enthousiasme, et Sarah Bernhardt se tint debout, sur un pied, avec un héroïsme riant. Il n’y avait que du théâtre. Était-ce un présage? Tant y a que, le soir, j’apportais triomphalement, à l’accoutumée, mon pâle récit de la fête au secrétaire de la rédaction du Journal, mon infatigable et excellent ami Alexis Lauze. Les historiens de l’avenir feront sa place à ce philosophe taciturne et débonnaire, à ce démiurge timide qui n’a qu’un confident (ou une confidente): sa pipe, et qui a la sagesse de savoir que les mots sont faits non pour être prononcés, mais pour être imprimés de temps en temps.