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Au pays de Sylvie

9781465640789
313 pages
Library of Alexandria
Overview
Ce pauvre abbé! Bien qu'il y fût préparé depuis fort longtemps, cette nécessité, où il se trouva soudain, de partir, le surprit cruellement. Quoi! quitter ce gracieux pays de Chantilly, ne plus entrer familièrement au Château, ne plus trouver son couvert mis ce soir chez les d'Oinèche et demain chez les Lorizon, ne plus enseigner aux deux petits vicomtes les bonnes lettres latines, ne plus passer pour un savant homme infiniment spirituel… quelle tristesse! Enfin, puisque la Providence ne lui avait pas épargné cette épreuve, l'abbé Marigot devait se résigner à prendre congé. Aussi bien, en vertueux professeur et en honnête chrétien, avait-il assidûment travaillé à son malheur depuis quatre ans, et préparé à grand'peine la catastrophe qui l'éloignait: c'est-à-dire que l'abbé Marigot venait de faire admettre au grade de licencié ès-lettres les jeunes vicomtes Armand d'Oinèche et Gilbert de Lorizon, ses élèves. Et la douleur que lui causait cet événement l'emportait de beaucoup en lui sur l'orgueil, car les chers enfants n'avaient été reçus qu'à la faveur de cette indulgence dont la Faculté réserve parfois la surprise aux descendants des nobles familles; et tandis que l'abbé eût souhaité qu'Armand d'Oinèche et Gilbert de Lorizon se fussent illustrés par de pures études classiques, n'avaient-ils pas été choisir précisément la licence d'anglais, sous prétexte qu'ils parlaient ce patois avec facilité? L'abbé Marigot ne conservait d'ailleurs aucune illusion, il faut bien l'avouer. Il n'ignorait pas que ces adolescents cultivés et suivis avec tant de sollicitude depuis quatre ans, n'avaient nullement appris à lire dans le texte Horace ou Rudyard Kipling pour en mieux apprécier les beautés, mais bien pour éviter tout simplement de faire trois ans de service militaire. Messieurs les comtes d'Oinèche et de Lorizon, leurs pères, estimaient sans doute que se former à marquer le pas fût une obligation sacrée, en général, et qu'il fallût au moins trois ans pour faire un bon soldat, mais qu'en particulier Armand et Gilbert ne devaient passer que dix mois parmi de crapuleuses promiscuités. Et c'était certes bien dommage de les exposer ainsi, eux si réservés, si simples, si modestes, à ces basses et brutales fréquentations militaires. Car ce dont l'abbé pouvait se féliciter avant tout, c'était de l'éducation parfaite, sinon de l'instruction profonde qu'il avait su donner à ses élèves. On admirait en effet dans toute l'Ile-de-France et dans tout le Valois la bonne tenue et la politesse des petits vicomtes. Ils montaient bien à cheval, s'entendaient en vénerie, savaient parler sans nécessité, rire à propos, rapporter proprement un commérage, et déplorer non sans grâce un scandale mondain: bref, ils faisaient figure de chérubins dans la meilleure société, et il n'y avait pas de bonne mère qui ne les eût souhaités comme gendres rien qu'à les voir si sagement chevaucher côte à côte, deux ou trois fois la semaine, aux chasses de la contrée.