Les naufragés
9781465640079
108 pages
Library of Alexandria
Overview
Elle atteignait vingt ans lorsqu'on lui donna cet époux. Orpheline et fille unique, n'ayant connu ni père ni mère, elle sortait alors du couvent, où son enfance et sa jeunesse avaient grandi dans une longue piété. Elle ne savait rien du monde, mais elle possédait sur les choses des idées catégoriques, qui étaient droites, plates et solides comme des murs. Avec son teint mat et ses yeux noirs, sa chevelure opaque et sa taille élancée, elle pouvait paraître jolie, mais sans charme. Elle s'inclinait toute, par l'habitude de la prière et de l'humilité, tenait le dos courbé, le cou tendu, ne regardait que le sol, jamais rien autour d'elle, glissait à petits pas, et semblait toujours s'éloigner dans l'ombre d'un couloir; parfois, elle risquait vers les gens un coup d'œil rapide et en-dessous, aussitôt rabaissé vers la terre; elle parlait peu, souriait court, et s'habillait de noir. Qu'elle fût née pour devenir la compagne d'Eugène Bonnavent, cela n'était guère probable. Avant leurs fiançailles, elle n'eût pas daigné le saluer dans la rue; l'aristocratique demoiselle, héritière des preux, se fût tenue pour offensée par un simple regard de ce plébéien, et jamais le millionnaire sans-culotte, fils d'un industriel et petit-neveu d'un conventionnel, n'eût été accueilli dans sa maison, s'il n'y fût entré comme époux. Mais Monseigneur l'Évêque et le Chanoine de Saint-Gérôme avaient combiné ce mariage, fort convenable à tous points de vue, puisqu'il allait réunir, sous la tutelle de l'Église, deux familles notables du département, et, du même coup, englober dans la Société Bien-Pensante, la grosse fortune industrielle des Bonnavent. D'ailleurs, un projet de Monseigneur et de M. le Chanoine ne pouvait être que de haute sagesse, et indiscutable; une jeune fille, à peine sortie du couvent, n'avait qu'à entendre, sans le discuter, l'avis de ces graves personnages, alors qu'ils voulaient bien s'occuper d'elle. C'est pourquoi, en apprenant la décision de l'évêché, Hélène de Romell n'éprouva qu'un étonnement respectueux. Elle ne protesta pas d'un seul mot: ses principes, joints à son excellente éducation, ne l'eussent pas permis. On daigna lui exposer les raisons d'ordre supérieur qui rendaient souhaitable cette union: elle s'honora doublement d'une confidence épiscopale qui la flattait, et d'un mariage qui prenait à ses yeux l'importance des nécessités politiques; par-delà son bon plaisir, elle entrevit l'intérêt de la Foi: c'était plus qu'il n'en fallait pour la convaincre. Elle avoua, en souriant, que le prétendu, personnellement, lui agréait peu, et que jamais elle n'eût songé à lui; mais elle s'empressa d'ajouter que ce détail était de minime importance. Elle ne pensa point qu'on la sacrifiait, mais elle se plut à croire qu'elle se sacrifiait un peu, en faisant abstraction de ses goûts, pour le bien de la religion et de la société. Elle avait appris de longue date l'horreur qu'il convient de professer pour les tentations de Satan, surtout pour la plus honteuse et la plus avilissante, ce péché qu'on n'ose même pas nommer dans les saints lieux, et que les libertins du monde ont appelé l'Amour. Heureusement pour elle, et par faveur spéciale, elle allait se mettre à l'abri de tout danger, en épousant un homme antipathique à sa nature, dont la détournaient tous les instincts de son cœur et de son esprit. Auprès d'un être si inférieur à elle, par la naissance, par l'âme, par l'éducation, fils de roturiers enrichis, la noble et sainte fille n'aurait pas à craindre les surprises de l'amour terrestre, et jamais son intimité avec un homme tel ne la mettrait en péril de déchoir.