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Histoire d'une Montagne

9781465636010
108 pages
Library of Alexandria
Overview
J'étais triste, abattu, las de la vie. La destinée avait été dure pour moi, elle avait enlevé des êtres qui m'étaient chers, ruiné mes projets, mis à néant mes espérances. Des hommes que j'appelais mes amis s'étaient retournés contre moi en me voyant assailli par le malheur; l'humanité tout entière, avec ses intérêts en lutte et ses passions déchaînées, m'avait paru hideuse. Je voulais à tout prix m'échapper, soit pour mourir, soit pour retrouver, dans la solitude, ma force et le calme de mon esprit. Sans trop savoir où me conduisaient mes pas, j'étais sorti de la ville bruyante, et je me dirigeais vers les grandes montagnes dont je voyais le profil denteler le bout de l'horizon. Je marchais devant moi, suivant les chemins de traverse et m'arrêtant le soir devant les auberges écartées. Le son d'une voix humaine, le bruit d'un pas, me faisaient frissonner; mais, quand je cheminais solitaire, j'écoutais avec un plaisir mélancolique le chant des oiseaux, le murmure de la rivière et les mille rumeurs échappées des grands bois. Enfin, marchant toujours au hasard par route ou par sentier, j'arrivai à l'entrée du premier défilé de la montagne. La large plaine rayée de sillons s'arrêtait brusquement au pied des rochers et des pentes ombragées de châtaigniers. Les hautes cimes bleues aperçues de loin avaient disparu derrière des sommets moins hauts, mais plus rapprochés. A côté de moi la rivière, qui plus bas s'étalait en une vaste nappe, se plissant sur les cailloux, coulait inclinée et rapide entre des roches lisses et revêtues de mousses noirâtres. Au-dessus de chaque rive, un coteau, premier contrefort des monts, dressait ses escarpements et portait sur sa tête les ruines d'une grosse tour, qui jadis fut la gardienne de la vallée. Je me sentais enfermé entre les deux murailles; j'avais quitté la région des grandes villes, des fumées et du bruit; derrière moi étaient restés ennemis et faux amis. Pour la première fois depuis bien longtemps, j'éprouvai un mouvement de joie réelle. Mon pas devint plus allègre, mon regard plus assuré. Je m'arrêtai pour aspirer avec volupté l'air pur descendu de la montagne. Dans ce pays, plus de grandes routes couvertes de cailloux, de poussière ou de boue; maintenant j'ai quitté les basses plaines, je suis dans la montagne non encore asservie! Un sentier, tracé par les pas des chèvres et des bergers, se détache du cheminot plus large qui suit le fond de la vallée et monte obliquement sur le flanc des hauteurs. C'est la route que je prends pour être bien sûr d'être enfin seul. M'élevant à chaque pas, je vois se rapetisser les hommes qui passent sur le sentier du fond. Les hameaux, les villages, me sont à demi cachés par leurs propres fumées, brouillard d'un gris bleuâtre qui rampe lentement sur les hauteurs et se déchire en route aux lisières de la forêt. Vers le soir, après avoir contourné plusieurs escarpements de rochers, dépassé de nombreux ravins, franchi, en sautant de pierre en pierre, bien des ruisselets tapageurs, j'atteignis la base d'un promontoire dominant au loin rochers, bois et pâturages. A la cime apparaissait une cabane enfumée, et des brebis paissaient à l'entour sur les pentes. Pareil à un ruban déroulé dans le velours du gazon, ce sentier jaunâtre montait vers la cabane et semblait s'y arrêter. Plus loin, je n'apercevais que de grands ravins pierreux, éboulis, cascades, neiges et glaciers. Là était la dernière habitation de l'homme. C'était la masure qui, pendant de longs mois, devait me servir d'asile.