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De l'Amour Édition revue et corrigée et précédée d'une étude sur les uvres de Stendhal par Sainte-Beuve

9781465636003
208 pages
Library of Alexandria
Overview
Je connais un ou deux secrétaires de légation qui, à leur retour, pourront me rendre service. Jusque-là, que pourrais-je dire aux gens qui nient les faits que je raconte? Les prier de ne pas m'écouter. On peut reprocher de l'égotisme à la forme que j'ai adoptée. On permet à un voyageur de dire: «J'étais à New-York, de là je m'embarquai pour l'Amérique du sud, je remontai jusqu'à Santa-Fé-de-Bogota. Les cousins et les moustiques me désolèrent pendant la route, et je fus privé, pendant trois jours, de l'usage de l'œil droit.» On n'accuse point ce voyageur d'aimer à parler de soi; on lui pardonne tous ces je et tous cesmoi, parce que c'est la manière la plus claire et la plus intéressante de raconter ce qu'il a vu. C'est pour être clair et pittoresque, s'il le peut, que l'auteur du présent voyage dans les régions peu connues du cœur humain dit: «J'allai avec Mme Gherardi aux mines de sel de Hallein… La princesse Crescenzi me disait à Rome… Un jour, à Berlin, je vis le beau capitaine L…» Toutes ces petites choses sont réellement arrivées à l'auteur, qui a passé quinze ans en Allemagne et en Italie. Mais, plus curieux que sensible, jamais il n'a rencontré la moindre aventure, jamais il n'a éprouvé aucun sentiment personnel qui méritât d'être raconté; et, si on veut lui supposer l'orgueil de croire le contraire, un orgueil plus grand l'eût empêché d'imprimer son cœur et le vendre au public pour six francs, comme ces gens qui, de leur vivant, impriment leurs Mémoires. En 1822, lorsqu'il corrigeait les épreuves de cette espèce de voyage moral en Italie et en Allemagne, l'auteur, qui avait décrit les objets le jour où il les avait vus, traita le manuscrit qui contenait la description circonstanciée de toutes les phases de la maladie de l'âme nommée amour, avec ce respect aveugle que montrait un savant du XIVe siècle pour un manuscrit de Lactance ou de Quinte-Curce qu'on venait de déterrer. Quand l'auteur rencontrait quelque passage obscur, et, à vrai dire, souvent cela lui arrivait, il croyait toujours que c'était le moi d'aujourd'hui qui avait tort. Il avoue que son respect pour l'ancien manuscrit est allé jusqu'à imprimer plusieurs passages qu'il ne comprenait plus lui-même. Rien de plus fou pour qui eût songé aux suffrages du public; mais l'auteur, revoyant Paris après de longs voyages, croyait impossible d'obtenir un succès sans faire des bassesses auprès des journaux. Or, quand on fait tant que de faire des bassesses, il faut les réserver pour le premier ministre. Ce qu'on appelle un succès étant hors de la question, l'auteur s'amusa à publier ses pensées exactement telles qu'elles lui étaient venues. C'est ainsi qu'en agissaient jadis ces philosophes de la Grèce, dont la sagesse pratique le ravit en admiration. Il faut des années pour pénétrer dans l'intimité de la société italienne. Peut-être aurai-je été le dernier voyageur en ce pays. Depuis le carbonarisme et l'invasion des Autrichiens, jamais étranger ne sera reçu en ami dans les salons où régnait une joie si folle. On verra les monuments, les rues, les places publiques d'une ville, jamais la société, l'étranger fera toujours peur; les habitants soupçonneront qu'il est un espion, ou craindront qu'il ne se moque de la bataille d'Antrodoco et des bassesses indispensables en ce pays pour n'être pas persécuté par les huit ou dix ministres ou favoris qui entourent le prince. J'aimais réellement les habitants, et j'ai pu voir la vérité. Quelquefois, pendant dix mois de suite, je n'ai pas prononcé un seul mot de français, et sans les troubles et le carbonarisme, je ne serais jamais rentré en France.