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Souvenirs d'un musicien

précédés de notes biographiques écrites par lui même

9781465635488
102 pages
Library of Alexandria
Overview
A peine la tombe s'est-elle refermée sur les cendres d'Hérold, qu'elle s'entr'ouvre pour engloutir le chef de notre école, ce Boïeldieu dont chacun de nous sait les chefs-d'œuvre, dont tout le monde à pu apprécier l'immense talent. Certes, la perte est grande pour l'art, mais combien ne l'est-elle pas davantage pour l'amitié! La maladie à laquelle Boïeldieu vient de succomber l'avait fait renoncer à la composition depuis quelques années, et il y avait peu d'espoir que sa santé se raffermît au point de lui permettre de reprendre un travail dont la difficulté et la fatigue ne sauraient être comprises que par les compositeurs; mais si ses talents étaient perdus pour le public, ses nombreux amis, sa famille, dont il était l'idole, pouvaient espérer de jouir encore longtemps de sa société si douce, de son esprit si fin, si délicat, de sa causerie si attachante, de cette inépuisable bonté qui s'étendait sur tous ceux qu'il connaissait; car dans la haute position d'artiste où son talent l'avait élevé, Boïeldieu rencontra malheureusement plus d'un envieux, jamais un ennemi; on put bien en vouloir à son talent, jamais à sa personne. La carrière artistique de Boïeldieu fut semée de peu d'incidents, ce fut une continuité de succès qui l'amenèrent insensiblement au premier rang: aussi sa biographie sera-t-elle fort courte, et n'offrira-t-elle, pour ainsi dire, que les dates de ses nombreux ouvrages; mais ayant été assez heureux pour être son élève, puis ensuite son protégé et son ami, je pourrai donner sur son caractère privé quelques détails bien chers à ceux qui l'ont connu, et précieux pour ceux qui n'ont pas ce bonheur. Adrien Boïeldieu était né à Rouen en 1775. Il reçut ses premières leçons de musique d'un organiste de cette ville, nommé Broche. M. Boïeldieu avait conservé beaucoup de respect pour la mémoire de son premier maître, et n'en parlait jamais qu'avec vénération. Cependant je suis porté à croire que la reconnaissance lui fermait la bouche sur plus d'un détail peu favorable au vieil organiste: il passait généralement pour un homme brutal, assez médiocre musicien, mais en revanche très-illustre buveur; il maltraitait généralement ses élèves, et en particulier le pauvre Boïeldieu, en qui il n'avait pas su remarquer de dispositions pour la musique, et qui montrait au contraire une aversion assez prononcée pour la boisson. Or, comme, dans les idées du père Broche, l'un n'allait pas sans l'autre, il en tira une conséquence toute naturelle: c'est qu'un homme qui ne savait pas boire ne saurait jamais composer; aussi ne fonda-t-il pas de grandes espérances sur son élève. Boïeldieu ne se découragea cependant pas, et à peine âgé de dix-huit ans, il essaya de composer un petit opéra dont un compatriote avait fait les paroles. L'ouvrage fut représenté à Rouen avec un tel succès, que de toutes parts, et le père Broche le premier, on conseilla au jeune Boïeldieu d'aller présenter son ouvrage à Paris. Notre jeune musicien partit donc, léger d'argent, riche d'espérance, avec une petite valise où sa garde-robe tenait moins de place que sa partition, toute mince qu'elle était. Il s'opérait alors une espèce de révolution musicale à Paris. Le genre sombre était à la mode; Méhul et Cherubini étaient à la tête de cette nouvelle école, et les beautés harmoniques qui brillaient dans leurs ouvrages semblaient avoir aussi plus de prix auprès du public que les simples et naïves mélodies auxquelles Grétry et Dalayrac l'avaient habitué.