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De la mer aux Vosges

9781465634351
188 pages
Library of Alexandria
Overview
Les pages qui suivent n’ont pas la prétention d’être un chapitre d’histoire; nous n’avons jamais cherché à expliquer, à commenter, ni même à comprendre les événements militaires auxquels nous avons pu nous trouver mêlés et qui nous dépassent singulièrement. Et nous ne nous flattons pas non plus d’apporter ici une contribution, si modeste soit-elle, à l’étude déjà fréquemment tentée, et bien inutilement à notre avis, de ce que l’on appelle la «psychologie du combattant». Je crois que les hommes qui ont fait la guerre l’ont faite avec la nature, le caractère, et les habitudes d’esprit qu’ils avaient acquis en temps de paix. La guerre n’a tout de même duré que quatre ans; et les combattants avaient une formation intellectuelle, morale et sentimentale qui allait de dix-sept à cinquante années, parfois même un peu plus. Pendant ces quatre ans d’exceptionnel bouleversement, il est possible que certaines façons de penser aient semblé brusquement surgir, que certains sentiments se soient épanouis ou exaspérés. Mais, en réalité, ils étaient déjà en nous, nous les avions avec nous, et ils sont un moment sortis du fond de nous-mêmes, comme une pluie d’orage peut amener à la surface du bassin des végétations en dépôt qui dormaient dans sa profondeur; mais ce n’est pas elle qui les apporte, et surtout elle ne les crée pas. La guerre aura été, pour ceux qui l’auront vécue,—et qui n’en sont pas morts,—une extraordinaire aventure, la plus extraordinaire des aventures, mais simplement une aventure. «Faire la guerre» est une expression démesurée et vide de sens. Est-il un homme qui se puisse vanter d’avoir «fait la guerre»? La vérité est que chacun de nous a fait sa guerre, et qu’il l’a vue comme il la faite, dans son coin, à sa place, suivant ses moyens, et de son mieux... Cette guerre, la nôtre, a déposé dans notre mémoire un certain nombre de souvenirs et d’images, pittoresques et touchants, insignifiants ou formidables, mais qui ne sont pas nécessairement héroïques, et dont la qualité peut être infiniment relative et variée. Ce sont ces souvenirs et ces images qu’il nous a plu de fixer ici, tels quels. Et si nous les fixons, c’est que déjà nous sentons bien qu’ils s’éloignent un peu de nous, qu’il nous faut presque un effort pour les évoquer et les retenir. La guerre n’est qu’une convulsion, qui bouleverse les êtres et les choses, mais une convulsion ne dure pas. A la place des ruines, dont le burin du graveur trace la figure pathétique, d’autres édifices s’élèveront un jour à nouveau. Et devant même que d’autres pierres aient remplacé les pierres détruites, la nature la première n’a-t-elle pas rétabli son harmonie éternelle, comblant les tranchées et les trous d’obus? Les champs de désolation et de mort ne s’apprêtent-ils pas pour les moissons de demain? Avant les monuments, œuvre de l’homme, et ainsi que la nature elle même, notre sensibilité retrouve aussitôt son apaisement et son équilibre. Avant donc que tout cela, tout proche, entre et disparaisse dans la sérénité de l’Histoire, interrogeons notre cœur encore vibrant, nos nerfs encore tendus. Il ne s’agit pas, encore une fois, d’une Histoire ni d’une contribution à l’Histoire de la Guerre: on n’écrit pas l’Histoire à mesure. Une Histoire de la Guerre, non pas; tout au plus, et tout simplement, des histoires de guerre, celles que nous raconterons désormais, jusqu’à ce que la mort nous prenne, à nos enfants et aux enfants de nos enfants, lorsqu’ils nous demanderont gentiment: «Racontez-nous la guerre, ce que vous avez vu à la guerre? Racontez-nous l’Hartmann, et le Chemin des Dames, et la cathédrale de Reims, et Verdun, et quand vous étiez avec les Américains devant Château-Thierry, et quand vous êtes rentré dans Bruges avec le roi Albert?»