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Memoires d' Outre-Tombe

vicomtede Fran?s-Ren? Chateaubriand

9781465555052
pages
Library of Alexandria
Overview
En 1834, la rédaction des Mémoires d'Outre-Tombe était fort avancée. Toute la partie qui va de la naissance de l'auteur, en 1768, à son retour de l'émigration, en 1800, était terminée, ainsi que le récit de son ambassade de Rome (1828-1829), de la Révolution de 1830, de son voyage à Prague et de ses visites au roi Charles X et à Mme la Dauphine, à Mademoiselle et au duc de Bordeaux. La Conclusion était écrite. Tout cet ensemble ne formait pas moins de sept volumes complets. Si le champ était loin encore d'être épuisé, la récolte était pourtant assez riche pour que le glorieux moissonneur, déposant sa faucille, pût songer un instant à s'asseoir sur le sillon, à lier sa gerbe et à nouer sa couronne. Avant de se remettre à l'œuvre, de retracer sa vie sous l'Empire et sous la Restauration jusqu'en 1828, et de réunir ainsi, en remplissant l'intervalle encore vide, les deux ailes de son monument, Chateaubriand éprouva le besoin de communiquer ses Mémoires à quelques amis, de recueillir leurs impressions, de prendre leurs avis; peut-être songeait-il à se donner par là un avant-goût du succès réservé, il le croyait du moins, à celui de ses livres qu'il avait le plus travaillé et qui était, depuis vingt-cinq ans, l'objet de ses prédilections. Mme Récamier eut mission de réunir à l'Abbaye-au-Bois le petit nombre des invités jugés dignes d'être admis à ces premières lectures. Situé au premier étage, le salon où l'on pénétrait, après avoir monté le grand escalier et traversé deux petites chambres très sombres, était éclairé par deux fenêtres donnant sur le jardin. La lumière, ménagée par de doubles rideaux, laissait cette pièce dans une demi-obscurité, mystérieuse et douce. La première impression avait quelque chose de religieux, en rapport avec le lieu même et avec ses hôtes: salon étrange, en effet, entre le monastère et le monde, et qui tenait de l'un et de l'autre; d'où l'on ne sortait pas sans avoir éprouvé une émotion profonde et sans avoir eu, pendant quelques instants, fugitifs et inoubliables, une claire vision de ces deux choses idéales: le génie et la beauté. Le tableau de Gérard, Corinne au cap Misène, occupait toute la paroi du fond, et lorsqu'un rayon de soleil, à travers les rideaux bleus, éclairait soudain la toile et la faisait vivre, on pouvait croire que Corinne, ou Mme de Staël elle-même, allait ouvrir ses lèvres éloquentes et prendre part à la conversation. Que l'admirable improvisatrice fût descendue de son cadre, et elle eût retrouvé autour d'elle, dans ce salon ami, les meubles familiers: le paravent Louis XV, la causeuse de damas bleu ciel à col de cygne doré, les fauteuils à tête de sphinx et, sur les consoles, ces bustes du temps de l'Empire. A défaut de Mme de Staël, la causerie ne laissait pas d'être animée, grave ou piquante, éloquente parfois. Tandis que le bon Ballanche, avec une innocence digne de l'âge d'or, essayait d'aiguiser le calembour, Ampère, toujours en verve, prodiguait sans compter les aperçus, les saillies, les traits ingénieux et vifs. Les heures s'écoulaient rapides, et certes, nul ne se fût avisé de les compter, alors même que, sur le marbre de la cheminée, la pendule absente n'eût pas été remplacée par un vase de fleurs, par une branche toujours verte de fraxinelle ou de chêne