Comme va le ruisseau: La maison qui dort - Au beau pays de Flandre
Camille Lemonnier
9781465530233
213 pages
Library of Alexandria
Overview
Au moment où M. Fauche prenait le train, il vit descendre d’une voiture de troisième classe une jeune fille qui, après avoir jeté deux cartons à chapeau sur le quai, lestement sautait du marchepied. —Tiens! qui c’est-il? Il connaissait toutes les jeunesses du village; il n’avait pas encore vu celle-là. Il cala dans le filet son sac de voyage, poussa sous la banquette un petit panier d’osier qui sentait le poisson frais. Et encore une fois, penché à la portière que le garde refermait, il regardait, sautillant du côté du fourgon aux bagages avec des mouvements légers d’oiselle, la jolie silhouette. Un coffre en bois fut jeté brusquement à terre: elle eut un geste d’effroi comme si le coffre allait se rompre. Et puis la locomotive souffla comme un gros chat, le train doucement se mettait à glisser. Jean Fauche n’aperçut plus que le flottement d’un bout de robe rose qui tournait la barrière. Il rentra la tête, car les arbres du verger lui masquaient la vue de la gare. Il était certain à présent que c’était une petite personne comme il en venait quelquefois à l’hôtellerie de la Truite d’or. Il alluma un cigare et ne pensa plus qu’à la chose pour laquelle, tous les quinze jours, il prenait le train et se rendait à la ville. Jean Fauche généralement choisissait le samedi. Il quittait sa maison un quart d’heure avant le passage du train, enfilait la venelle près de l’église, marchant devant lui de son large pas tranquille. Ces jours-là, il endossait son veston neuf, linge frais, chapeau mou à plume de faisan sur l’oreille. C’était un grand garçon de vingt-huit ans, carré d’épaules, le jarret sûr, les hanches souples. Il passait pour être un peu secret, très occupé de chasse, de pêche et de jardinage, l’œil en dessous quand il trouvait quelqu’un sur sa route. Un jour il avait débarqué; la maison était vieille, en moellons du pays, face au fleuve, sur la marine. Elle lui avait plu; il l’avait louée; et le jardinet s’était accru d’une serre à raisins; un grand sarment de rosier avait grimpé le long du pignon. On arrivait des petites rues le soir aspirer l’odeur de ses roses et de ses pois de senteur, selon la saison. M. Jean Fauche vivait là d’une vie solitaire, poétique et silencieuse. Il s’était ménagé un atelier sous le toit. Il lui arrivait de peindre quelquefois, quand la pêche et le reste lui en laissaient le temps. Fallait-il qu’il fût riche pour se permettre toutes ces dépenses! Le vieux Tantin Rétu, qui était son homme à tout faire, disait en clignant de l’œil qu’il était monté une fois là-haut et qu’il y avait vu en peinture une grande diablesse de femme déshabillée. Cependant M. Fauche peignait de préférence le paysage. Il y avait à peu près quatre ans qu’il habitait le pays et tout de suite, deux fois le mois, il avait pris l’habitude de partir pour la ville.